SAMEDI 18 MAI 1935
Nouvelle série N" 733. - 30" Année
LE CENTENAIRE DU LYCÉE D'ALGER
Le lycée fête en ce moment son centenaire. Bien des choses
viennent d'être publiées à ce sujet, qu'il serait
inutile de redire en ces pages. L'école d'initial enseignement
secondaire, Galtier, de 1 833 - le primitif collège de la rue
des Trois-Couleurs, de 1 835 - celui de Bab-Azoun en son cadre militaire
turc, où en 1848, il se transforma en lycée : les chambres
parées de faïences, d'inscriptions, que, simples janissaires,
habitèrent de hauts personnages d'EI-Djezaïr, tout cela,
je me suis déjà plu à le remettre dans les mémoires,
par des chroniques, par une monographie de notre grand centre universitaire.
En même temps, mention fut faite, d'autres créations, comme
celle de la classique maison Bastide-Jourdan Carbonel où, si
longtemps, ce centre s'approvisionna de livres. Mention suivit encore,
de la fondation des deux annexes, de
Ben-Aknoun ( 1 886), de Mustapha
( 1 898). A la fois, et en légitime fierté, furent signalés
certains anciens disciples de marque, parmi lesquels, les Algériens
Carde, présent Gouverneur général de l'Algérie,
et Mallarmé, actuel Ministre de l'Education Nationale. Oui, tout
cela a été dit. Aussi, plus spécialement, évoquerai-je
ici, quelques souvenirs du lycée Bab-el-Oued, ouvert en 1868,
et où passèrent jusqu'à ce jour, plusieurs générations
de la République.
Il y a un peu plus de cinquante ans, j'y arrivai moi-même. Avec
l'année 1882, je m'y trouvai en " Humanités ",
en compagnie de camarades ayant noms : Gagé, Hannedouche, Laporte,
Paul Gavault. Je la revois toujours cette salle aux hautes fenêtres,
avec ses tables en gradins, en laquelle notre vieux professeur Boisard
nous initiait à la langue d'Horace, de Sophocle, de Racine. Bien
que son verbe n'eût ni l'animation, ni la couleur qui caractérisaient
les causeries élégantes de l'historien Maurice Wahl (devenu
inspecteur général), nous n'écoutions pas moins
attentifs, ses doctes leçons.
Matin et soir, aux heures de rentrée qu'annonçait de sa
caisse, le tambour Monin, nous venions, nous, les externes, sous l'oeil
vigilant du surveillant Monier, et sous la direction de maîtres
d'études que nous dénommions tout court, Saurel, Granier,
nous former au long du grand escalier, en deux théories dont
les diverses sections devenaient les lots d'une quinzaine de professeurs
parmi lesquels figuraient MM. Brunet, Vollot, De Galland, Verdin, Waille,
puis encore Toubin, Carèche, et aussi, le pétulant maître
de gymnastique, Bedour, décoré de la médaille de
la Baltique.
Des portiques de la grande cour, une Casbah plus blanche, plus mauresque,
qu'aujourd'hui, nous apparaissait au-dessus du campanile de l'horloge,
avec, à droite, le minaret et le caroubier de SidiAbd-er-Rahman.
Mais ce n'était pas au vieil Alger que l'on songeait à
cette époque. Le passé oriental ne nous intéressait
que médiocrement. Le présent, " notre présent
" nous était d'un bien plus haut attrait. L'heureux âge
!
Avions-nous bien en ce temps, des projets arrêtés concernant
notre avenir ? La chose pour certains était des plus douteuses.
Plusieurs devenus par exemple, de considérés médecins
ne paraissaient guère alors se soucier de la science d'Hippocrate.
Quant à Gavault, quiconque eût annoncé la brillante
situation qu'il devait acquérir dans la société
parisienne, en qualité d'auteur du théâtre, aurait
couru le.risque de voir son oracle accueilli d'un bel éclat de
rire.
Toutefois cet enjoué auteur de " L'Enfant du Miracle "
ne fut pas sans témoigner au milieu de nous, de quelque habileté
dans la composition française, par quoi il devait plus tard connaître
le succès.
Je me: souviens d'un jour où il se distingua plus particulièrement
en la partie. Il s'était agi de raconter les derniers moments
du Tasse et de faire, d'imagination, une descriJDtion aussi vraisemblable
que possible des funérailles du célèbre poète.
Déjà metteur en scène adroit, Gavault avait pour
son effet de la fin, fait intervenir en son récit, d'un lyrisme
agréable, le charme d'une lumineuse manifestation météorologique,
d'un superbe arc-en-ciel, déployant sa splendeur sur l'apothéose
que constituait la cérémonie religieuse dont Rome avait
le spectacle. Et j'ai souvenance que le bon M. Boisard loua 'cômplaisamment
le jeune narrateur, de son style et de son ingénieux artifice.
Cependant, pour " un " dont le théâtre fit la
fortune, les autres, tout fervents qu'ils fussent en général,
de son art, embrassèrent des carrières combien différentes
de celle où triompha Molière. Car il faut savoir qu'en
dépit de nos programmes, le théâtre était
devenu pour nous, non seulement d'étude mais encore d'action.
Parmi philosophes, rhétoriciens, scientifiques aussi, une société
artistique " L'Union Dramatique ", était née
qui, en la Salle Malakoff, à Bab-cl-Oued, avec un service de
parade de Zouaves, donna nombre de représentations : " Ruy-Blas
", " Don César de Bazan ", " Marie Qouchet
", dont étaient interprètes, les camarades Basset,
Guende, Legrand, Maleval (junior), et, pour les rôles féminins,
des professionnelles.
On joua de même " Le Fils de Coralie " où, improvisé
notaire, le condisciple Loizillon, destiné à l'administration
des Communes Mixtes, lançait avec succès, la fameuse tirade
réhabilitant le héros de la pièce, à l'instruction
duquel avait pourvu le produits de l'inconduite de sa mère. "
Oui, proclamait-il d'une voix retentissante, la science est moins acquise
par l'argent qui la paie que par l'intelligence qui se l'assimile !
" Et que de bravos là-dessus !
Mais le théâtre ne fut pas pour tous une source de joie.
Des misères aussi en résultèrent pour plusieurs.
Mme Agar en tournée, offrait au " National " : "
Phèdre ", " Andromaque ", " Athalie ".
Les internes des hautes classes avaient sollicité du Proviseur,
l'autorisation d'y assister. Refus catégorique. Aussitôt,
échauffement des têtes. Une révolte éclate.
Les plus ardents, pour un temps, furent exclus de la maison. S'étant
montré plus agressif, Viviani fut l'objet d'une mesure plus grave
: Le lycée, tous ceux de France lui furent impitoyablement fermés.
Ainsi advint-il à celui qui plus tard, devait assurer l'ordre
scolaire, au titre de Grand-Maître de l'Université !
Après les quelques élèves dont il vient d'être
question et auxquels succédèrent des cadets non moins
intéressants, une pensée est à accorder à
cette collectivité dénommée : les Anciens Elèves
dont date l'Association, de l'année 1859. Un mot lui revient
de droit. Son président du début fut le camarade Delorme.
Les suivants : Rémy Treck, Letellier, De Galland puis Berlandier.
Des plus utiles (il est superflu de l'exprimer), par les liens qu'elle
maintient audelà des études, par la sollicitude dont elle
fait preuve à l'égard du lycée lui-même,
cette association, on s'en souvient, se manifesta à son honneur
lors du Xe Congrès Universitaire qui se tint à Alger,
en 1912, sous la présidence de M. Leprince-Ringuet.
A son honneur encore, elle se manifeste en ce présent Centenaire
à la célébration duquel, si nombreux, participent
ses membres.
Jusqu'ici, presque rien n'a été dit des professeurs du
passé qui furent en renom auprès de leurs contemporains.
Nous arriva-t-il comme lycéens, d'entendre parler de ceux que
nous ne connûmes point ? Mais oui, quelquefois. De la sorte, nous
furent rappelés entre autres : Caro, entré à l'Institut
; le savant océanographe, Georges Aymé ; Henry Aron de
la Rhétorique, qui alla aux " Débats " ; Patenôtre,
de la Seconde, entré dans la diplomatie ; le mathématicien,
Georges Duruy, appelé à Polytechnique ; l'historien et
futur recteur, Boissière ; l'écrivain Masqueray.
Leur souvenir fut à l'occasion évoqué, comme devait
l'être plus tard, celui de l'académicien, Louis Bertrand,
collègue sous la Coupole, de l'élève Pierre Benoît.
A ces souvenirs depuis, d'autres, de particulière émotion,
s'ajoutèrent, s'attachant aux deux cent cinquante braves qui,
en cette dernière guerre, tombèrent pour le salut de la
France, et parmi lesquels furent le professeur, de Pachetère
et l'élève Fournier, commandant du " Saphir ".
Voici certes, des évocations passablement désassorties,
exposées en peu rigoureuse ordonnance, et n'offrant guère
dès lors, de liaisons entre elles.
Qu'elles me soient pardonnées si, telles quelles, elles ont pu
éveiller en l'esprit d'honorables anciens, d'analogues souvenirs
revenus dans la fraîcheur des impressions premières. Car
par un charmant phénomène psychologique ce n'est pas avec
sa vieille âme du présent qu'on se rappelle des sujets
de ce genre, mais bien avec celle de jadis qui, n'est-ce pas, ne disparaît
jamais entière. Rien en effet, de ce que nous avons été,
rien de notre vie d'autrefois quel qu'en ait été l'oubli,
ne s'efface irrémédiablement de cette plaque sensible
où vinrent se refléter de choses, où tant de choses
encore viendront se réfléchir. Qu'un conforme événement
se produise, c'est aussitôt, à sa répercussion en
notre cerveau, le jaillissement d'une étincelle dont se projette
le rayonnement sur tout un brumeux passé. A la faveur donc, de
la célébration actuelle, à la faveur des réminiscences
que leur suggérera celle-ci, les anciens du Lycée pourront
être dans la douceur - pour quelques instants du moins - d'éprouver
la plaisante illusion de revivre sous leurs cheveux gris ou blancs,
leur chère jeunesse lointaine qui si agréablement, se
fleurissait de tant de roses espérances !
Henri KLEIN.
N. B. - " L'Afrique du Nord Illustrée " donnera, dans
son prochain numéro, le compte-rendu des manifestations qui eurent
lieu à l'occasion de ce Centenaire.