lycée
Bugeaud
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Nous navions pas le temps de nous ennuyer avec nos professeurs, même avec les plus mauvais. Mais avant, - et je lai gardé pour la bonne bouche - honneur au plus fantastique pédagogue qui onques enseignât dans notre cher lycée Bugeaud. Jai cité Monsieur Fredj, avec un grand M et un grand F! Nous le connaissions tous avant de lavoir vu ! Sa réputation de sévérité avait fait vingt fois le tour du lycée et nous nen parlions quà voix basse en croisant les doigts de crainte dattirer le mauvais sort et de tomber sur lui lannée suivante. Quelle erreur ! Avions-nous prié trop fort ? Prévenus, nous lattendions, bien rangés, et lavions vu arriver de loin. Sa grande taille, ses cheveux foncés coiffés en brosse, ses épaisses lunettes, son air renfrogné et sa voix, surtout sa voix : taillée à la hache ou plutôt à la Ach, afec lakchent chermanik! Mettez-fous en rhangs, en rhangs ! Fous chappelez cha être rhanchés ? A vrai dire, nous étions impeccablement rangés, du moins lestimions-nous, et les Marines de loncle Sam auraient été jaloux de notre alignement. Mais entre rangés et rhanchés il y avait un abîme fredgien! Toi, là, tu tépaches, et toi, le plus krand, mets-toi terrièrh ! Toi, enlèfe les mains te tes poches Quouïs-che ? Quech que chest que che pruit ? Tu choues enkorh aux pilles, à ton âche ? Et oui, nous jouions encore aux billes ! Et la douce musique de cette voix qui entrait dans nos oreilles en feulant et en chuintant nous ravissait. Cétait encore mieux que nous ne lescomptions, un vrai régal, à peine contrarié par limpossibilité den rire ouvertement. Mais nous nétions pas téchus et au moment où nous pensions pouvoir enfin entrer, il avait fait sortir des rangs notre ami Savon ! Toa, chors tes rangs ! Rekarte tes chouliers, quech que chest cha ? Tu fas pas entrer en klache afec tes chouliers krottés komme cha ? Tiens, foilà fingt chous, fa te faire chirer les chouliers tehors Et le malheureux Savon, déjà assez introverti naturellement, avait pris en tremblant les vingt sous proposés et sétait éloigné en se demandant sûrement comment il allait faire pour sortir du lycée avec ce cerbère de Gambini éternellement campé devant la porte dentrée Nous étions finalement entrés en classe dans un silence religieux, nous plaçant derrière les tables, attendant presque au garde-à vous excepté Berda qui avait eu la sottise de sasseoir ! Tu es fatiqué toa ? Tu nas pas appris la politeche à la maichon. Komment tappelles-tu ? Berda msieur. On tit monchieur et non mchieur ! Qui tient la feuille te notes ichi ? Cest moi-mêêême, Monsieur, avait chevroté Berda avec un soupçon despoir dans la voix... Eh pien, Perta, mets-toi un chéro ! Et fa te mettre au piquet ! Nous avions eu la totale, en moins de cinq minutes ! Et le premier cours sétait déroulé dans un calme impressionnant, sans autre sortie de monsieur Fredj qui devait avoir préparé de longue date cette première prise de contact. Seul le retour de Savon avec des souliers reluisants avait apporté une petite bouffée dair frais et un sourire sur nos lèvres que notre terreur magnanime avait daigné tolérer. Berda, toujours le nez au mur, avait eu lautorisation de revenir sasseoir et avait inscrit le zéro recommandé à la suite de son nom, ce qui aura des conséquences inattendues Les cours suivants sétaient déroulés avec toujours le même cérémonial de la revue de détail avant dentrer. Monsieur Fredj inspectait les alignements, les souliers, les cheveux sales ou mal peignés, les chemises sorties du pantalon, les chaussettes plissées. Nous nous présentions comme des chous neufs. Et entrant dans son jeu, car ce nétait quun jeu, un jeu avec ses règles tacites en vigueur tout au long de lannée, il sen trouvait toujours un qui se risquait de temps en temps à se dépeigner volontairement, à sortir un pan de chemise, juste pour le plaisir dentendre la chemonche, allant même jusquà arborer des souliers sales, assuré ainsi de pouvoir faire un tour à lextérieur du lycée car le Gorille était dans le coup depuis bien longtemps. Et bizarrement, il se trouvait toujours un petit cireur pas trop éloigné, à croire que notre maître était de mèche avec lui et avait pris des actions dans sa baraque ! Quelquefois monsieur Fredj faisait mine de se fâcher : Toi, che te tonne pas te chous, ton père est profecheur de métechine, il peut te payer le chireurh Tu me prends pour Kréchus, chors et téprouille-toi tout cheul ! Avec le temps, les séances de piquet diminuaient mais nous le regrettions presque, car nous savourions en esthètes cet anachronisme dun garçon de troisième ou de seconde, le nez collé au mur et nosant se retourner ou du moins faisant semblant, car nous jouissions de cette tacite complicité avec notre maître. Comment sy était-il pris ? Mystère ! Etait-ce parce que nous étions bien forcés de lécouter et quun silence religieux régnait pendant ses cours ? Pour une petite part, oui ! Mais je pencherais plutôt pour la clarté de ses explications. Le domaine des maths qui me paraissait jusque-là nébuleux prenait enfin une réalité, un sens. Lannée précédente, au vu de mes résultats plus que moyens, ma mère avait jugé bon de me faire dispenser des cours particuliers par une jeune étudiante. Dès la première séance, je métais retrouvé pratiquement paralysé et incapable de comprendre ou même dentendre les explications ! Car la charmante demoiselle dune vingtaine dannée navait pas trouvé mieux que de se placer derrière moi et de sappuyer sur mon épaule en me plaquant généreusement sa poitrine dans le dos. Les chiffres et les lettres sautillaient devant moi dans un brouillard confus, mes mains tremblaient, mes jambes étaient parcourues de vibrations, la sueur me perlait au front, je nosais plus bouger, encore moins me redresser et si javais le malheur de me pencher davantage pour tenter de déchiffrer les chiffres volages, les douces et chaudes rondeurs sappuyaient un peu plus lourdement, roulaient dune épaule à lautre . Pour échapper à cet embarras je balbutiais un tremblotant sin2 a + cos2 a = ??? Les rondeurs relachaient leur pression, la jeune fille se relevait, faisait le tour de la table pour sasseoir face à moi et dans ses yeux, il me semblait lire un désespoir proche du mépris pour lêtre ignare que jétais encore à quatorze ans. A la longue, jallais mhabituer à ce chaud contact, lattendre même avec une certaine fébrilité, faisant durer mes hésitations devant un problème, puis après un long moment dabandon à ce plaisir sournois, brandir enfin la solution qui renvoyait illico mon professeur sur sa chaise, en face de moi. Loin de trouver dans son regard un signe dadmiration ou de félicitation, jy lisais encore cette espèce de condescendance méprisante à moins que ne fût là de la déception ? Bref, javais fait fort peu de progrès en mathématiques et pas plus en éducation sexuelle ! Mais avec monsieur Fredj, jétais devenu bon en maths, du moins ne traînais-je plus dans un marais médiocre atteignant difficilement la moyenne. Et ce professeur qui échouait régulièrement à lagrégation se trouvait être le meilleur pédagogue du lycée, illustrant ladage qui voulait que les agrégés fussent de mauvais pédagogues et inversement avant que monsieur Parienté ne confirmât la règle en philosophie en tenant le rôle de lexception. Des nombreux documents perdus ou oubliés là-bas après notre désastre, les bulletins de trimestre (auxquels il faut ajouter, vu leur poids, un certain buste et mes disques 78 tours) sont ce qui me manque le plus. Car jaurais bien aimé conserver quelques-uns de ces commentaires à lemporte-pièce dont nos professeurs avaient le secret et monsieur Fredj en particulier Il ne men reste quun, mais pas de la main de monsieur Fredj hélas! Merci pour tout monsieur Fredj . |