lycée Bugeaud
Souvenirs du lycée Bugeaud
par Guy Dupuy de la Grandrive
extrait de son roman "
Alger Blues : Page 454 à 458" ...en vente auprès de l'auteur
sur site le4-9-2009

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Nous n’avions pas le temps de nous ennuyer avec nos professeurs, même avec les plus mauvais. Mais avant, - et je l’ai gardé pour la bonne bouche - honneur au plus fantastique pédagogue qui onques enseignât dans notre cher lycée Bugeaud. J’ai cité Monsieur Fredj, avec un grand M et un grand F!

Nous le connaissions tous avant de l’avoir vu ! Sa réputation de sévérité avait fait vingt fois le tour du lycée et nous n’en parlions qu’à voix basse en croisant les doigts de crainte d’attirer le mauvais sort et de “tomber” sur lui l’année suivante. Quelle erreur ! Avions-nous prié trop fort ?

Prévenus, nous l’attendions, bien rangés, et l’avions vu arriver de loin. Sa grande taille, ses cheveux foncés coiffés en brosse, ses épaisses lunettes, son air renfrogné… et sa voix, surtout sa voix : taillée à la hache… ou plutôt à la Ach, afec l’akchent chermanik!

– Mettez-fous en rhangs, en rhangs ! Fous chappelez cha être rhanchés ?

A vrai dire, nous étions impeccablement rangés, du moins l’estimions-nous, et les “Marines” de l’oncle Sam auraient été jaloux de notre alignement. Mais entre rangés et “rhanchés” il y avait un abîme… fredgien!

– Toi, là, tu tépaches, et toi, le plus krand, mets-toi terrièrh !

– Toi, enlèfe les mains te tes poches… Qu’ouïs-che ? Qu’ech que ch’est que che pruit ? Tu choues enkorh aux pilles, à ton âche ?

Et oui, nous jouions encore aux billes ! Et la douce musique de cette voix qui entrait dans nos oreilles en feulant et en chuintant nous ravissait. C’était encore mieux que nous ne l’escomptions, un vrai régal, à peine contrarié par l’impossibilité d’en rire ouvertement. Mais nous n’étions pas téchus et au moment où nous pensions pouvoir enfin entrer, il avait fait sortir des rangs notre ami Savon !

– Toa, chors tes rangs ! Rekarte tes chouliers, qu’ech que ch’est cha ? Tu fas pas entrer en klache afec tes chouliers krottés komme cha ? Tiens, foilà fingt chous, fa te faire chirer les chouliers tehors…

Et le malheureux Savon, déjà assez introverti naturellement, avait pris en tremblant les vingt sous proposés et s’était éloigné en se demandant sûrement comment il allait faire pour sortir du lycée avec ce cerbère de Gambini éternellement campé devant la porte d’entrée… Nous étions finalement entrés en classe dans un silence religieux, nous plaçant derrière les tables, attendant presque au garde-à vous… excepté Berda qui avait eu la sottise de s’asseoir !

– Tu es fatiqué toa ? Tu n’as pas appris la politeche à la maichon. Komment t’appelles-tu ?

– Berda m’sieur.

– On tit monchieur et non m’chieur ! Qui tient la feuille te notes ichi ?

– C’est moi-mêêême, Monsieur, avait chevroté Berda avec un soupçon d’espoir dans la voix...

– Eh pien, Perta, mets-toi un chéro ! Et fa te mettre au piquet !

Nous avions eu la totale, en moins de cinq minutes ! Et le premier cours s’était déroulé dans un calme impressionnant, sans autre sortie de monsieur Fredj qui devait avoir préparé de longue date cette première prise de contact. Seul le retour de Savon avec des souliers reluisants avait apporté une petite bouffée d’air frais et un sourire sur nos lèvres que notre “terreur” magnanime avait daigné tolérer. Berda, toujours le nez au mur, avait eu l’autorisation de revenir s’asseoir et avait inscrit le zéro recommandé à la suite de son nom, ce qui aura des conséquences inattendues…

Les cours suivants s’étaient déroulés avec toujours le même cérémonial de la revue de détail avant d’entrer. Monsieur Fredj inspectait les alignements, les souliers, les cheveux sales ou mal peignés, les chemises sorties du pantalon, les chaussettes plissées. Nous nous présentions comme des chous neufs. Et entrant dans son jeu, car ce n’était qu’un jeu, un jeu avec ses règles tacites en vigueur tout au long de l’année, il s’en trouvait toujours un qui se risquait de temps en temps à se dépeigner volontairement, à sortir un pan de chemise, juste pour le plaisir d’entendre la chemonche, allant même jusqu’à arborer des souliers sales, assuré ainsi de pouvoir faire un tour à l’extérieur du lycée car le Gorille était dans le coup depuis bien longtemps. Et bizarrement, il se trouvait toujours un petit cireur pas trop éloigné, à croire que notre maître était de mèche avec lui et avait pris des actions dans sa baraque !

Quelquefois monsieur Fredj faisait mine de se fâcher :

– Toi, che te tonne pas te chous, ton père est profecheur de métechine, il peut te payer le chireurh…Tu me prends pour Kréchus, chors et téprouille-toi tout cheul !

Avec le temps, les séances de piquet diminuaient mais nous le regrettions presque, car nous savourions en esthètes cet anachronisme d’un garçon de troisième ou de seconde, le nez collé au mur et n’osant se retourner ou du moins faisant semblant, car nous jouissions de cette tacite complicité avec notre maître.

Comment s’y était-il pris ? Mystère !… Etait-ce parce que nous étions bien forcés de l’écouter et qu’un silence religieux régnait pendant ses cours ?

Pour une petite part, oui ! Mais je pencherais plutôt pour la clarté de ses explications. Le domaine des maths qui me paraissait jusque-là nébuleux prenait enfin une réalité, un sens.

L’année précédente, au vu de mes résultats plus que moyens, ma mère avait jugé bon de me faire dispenser des cours particuliers par une jeune étudiante. Dès la première séance, je m’étais retrouvé pratiquement paralysé et incapable de comprendre ou même d’entendre les explications ! Car la charmante demoiselle d’une vingtaine d’année n’avait pas trouvé mieux que de se placer derrière moi et de s’appuyer sur mon épaule en me plaquant généreusement sa poitrine dans le dos. Les chiffres et les lettres sautillaient devant moi dans un brouillard confus, mes mains tremblaient, mes jambes étaient parcourues de vibrations, la sueur me perlait au front, je n’osais plus bouger, encore moins me redresser et si j’avais le malheur de me pencher davantage pour tenter de déchiffrer les chiffres volages, les douces et chaudes rondeurs s’appuyaient un peu plus lourdement, roulaient d’une épaule à l’autre…. Pour échapper à cet embarras je balbutiais un tremblotant sin2 a + cos2 a = ??? Les rondeurs relachaient leur pression, la jeune fille se relevait, faisait le tour de la table pour s’asseoir face à moi et dans ses yeux, il me semblait lire un désespoir proche du mépris pour l’être ignare que j’étais encore à quatorze ans. A la longue, j’allais m’habituer à ce chaud contact, l’attendre même avec une certaine fébrilité, faisant durer mes hésitations devant un problème, puis après un long moment d’abandon à ce plaisir sournois, brandir enfin la solution… qui renvoyait illico mon professeur sur sa chaise, en face de moi. Loin de trouver dans son regard un signe d’admiration ou de félicitation, j’y lisais encore cette espèce de condescendance méprisante… à moins que ne fût là de la déception ?

Bref, j’avais fait fort peu de progrès en mathématiques… et pas plus en éducation sexuelle !

Mais avec monsieur Fredj, j’étais devenu bon en maths, du moins ne traînais-je plus dans un marais médiocre atteignant difficilement la moyenne. Et ce professeur qui échouait régulièrement à l’agrégation se trouvait être le meilleur pédagogue du lycée, illustrant l’adage qui voulait que les agrégés fussent de mauvais pédagogues et inversement… avant que monsieur Parienté ne confirmât la règle en philosophie en tenant le rôle de l’exception.

Des nombreux documents perdus ou oubliés “là-bas” après notre désastre, les bulletins de trimestre (auxquels il faut ajouter, vu leur poids, un certain buste et mes disques 78 tours) sont ce qui me manque le plus. Car j’aurais bien aimé conserver quelques-uns de ces commentaires à l’emporte-pièce dont nos professeurs avaient le secret et monsieur Fredj en particulier… Il ne m’en reste qu’un, mais pas de la main de monsieur Fredj hélas!

Merci pour tout monsieur Fredj .