Daniel Kannengiesser
Souvenirs du Lycée Bugeaud à Alger
Football et soupe de fèves
Ça se passe en mai 1961.
Vous vous souvenez de mai 1961. Non ? Après avril 1961, après
la sinistre fin du mois d'avril ! Ah ! Je vois que vous y êtes.
Ça s'est donc passé en mai 1961, quel jour exact je ne m'en
souviens plus. Période bien trouble, incertaine, onirique presque,
mais pas un beau rêve, un cauchemar ! On vivait cependant comme
si rien ne s'était passé, c'est dire ! Rien ? Non, pas tout
à fait : nous-mêmes, les élèves de 1ère
et terminale, nous nous demandions si nous allions passer le bac !
J'étais donc en classe de 1ère C2 du lycée Bugeaud
et nous avions, cet après-midi là, de 14 heures à
17 heures ce qui était appelé " plein air " c'est-à-dire
3 bonnes heures pour nous aérer les poumons voire les cerveaux
qui en avaient bien besoin (je ne me souviens pas du jour, mais je me
souviens bien de l'heure).
Par un soleil resplendissant et déjà chaud comme nous en
avions l'habitude au mois de mai, toute la classe, Monsieur Spiès,
professeur de " gymnastique ", en tête (je ne vois pas
pourquoi on les appelait " prof de gym " puisque, de la "
gym " on n'en faisait pas !), et sac de sport en bandoulière,
prit le chemin du stade Marcel Cerdan à partir du lycée.
Les plus impatients ressassaient déjà dans leur tête
l'équipe de football qu'il leur fallait former contre l'autre équipe
de la même classe dont la formation leur importait peu.
Arrivés au terme de notre long périple, c'est-à-dire
au bout d'un petit quart d'heure , quelle ne fut pas notre déception
de découvrir que " notre " stade était déjà
occupé, non pas par une autre classe du même lycée,
ni de n'importe quel établissement d'enseignement, mais par
une compagnie de CRS qui, en " bon uniforme " campait là
! Camper était bien le mot qui convenait : vestiaires, douches
et sanitaires occupés, tribunes encombrées de matériels
divers de casernement qui, apparemment (j'allais écrire "
manifestement "), ne devaient pas servir à souhaiter de joyeuses
Pâques aux Algérois, tandis que les abords du terrain étaient
parsemés de véhicules de toutes sortes et en particulier,
d'une magnifique " roulante " en fonctionnement, cuisine ambulante
composée d'un grand chaudron posé sur un énorme "
camping-gaz ", signe évident que l'invasion n'était
pas que temporaire. Ce dernier matériel allait, malgré lui,
jouer un rôle non négligeable dans les événements
tragi-comiques qui allaient s'ensuivre. Le terrain, quant à lui,
était entièrement occupé par quelques policiers sportifs
qui s'entraînaient à courir après un ballon comme
ils avaient couru et comme ils courraient encore en cas de nécessité
après des étudiants contestataires et dissipés.
Bon gré mal gré (et plutôt mal que bon !) notre professeur,
devant la grogne générale (comment ? " On " nous
empêche de nous instruire ?), décida sagement de nous faire
franchir l'enceinte du stade pour aller nous baquer (nous baigner, quoi
!) depuis les gros blocs brise-lames qui bordaient le stade du côté
marin. Aussitôt dit, aussitôt fait. Il faisait beau (je crois
que je l'ai déjà dit, mais ça fait tellement de bien
de le redire !) et le soleil aidant, nous voici bientôt à
la baille, sauf ceux qui ne savaient pas nager (si ! si ! il y en avait,
une poignée, pas des Algérois, sûrement !) préposés
à la surveillance des effets et des nageurs.
Fort bien ! Mais, en ce mois de mai, si la température de l'air
était très satisfaisante, il n'en était pas de même
de celle de l'eau. Et, au bout d'une heure, la prudence exigeait que nous
sortîmes de l'eau et fissa !
Nous revoilà donc au point de départ vers 15 heures et 30
minutes. Mais nous tenions à notre match de football et notre désir
d'en venir aux
pieds n'en était que plus forcené. Notre
professeur fut alors envoyé en ambassadeur pour plaider notre juste
cause. Les tractations semblèrent durer une éternité.
En réalité ce fut au bout de 5 minutes de débats
avec les occupants, au maximum, qu'il nous fut octroyé
une
moitié de terrain.
Demi victoire ou demi défaite ? C'est l'éternelle question
du verre à demi-plein ou à demi-vide ! Nous pensions, avec
Monsieur Spiès, à une demi-défaite. Mais il fallut
s'en contenter.
Une fois l'arbitre désigné, les équipes constituées
et les poteaux de but matérialisés par 4 sacs de sport (ben
oui ! deux de chaque côté !), la partie commença vers
16 heures, alors que les CRS poursuivaient leur partie sur une partie
de terrain qu'ils jugeaient eux aussi minimaliste.
J'étais gardien de but, en raison de ma célérité
d'une part et de mes grandes capacités à bondir. En effet,
malgré une taille moyenne de 170 cm, je parvenais à sauter
en hauteur à 155 cm et Monsieur Spiès, lors des séances
d'éducation physique, hors " plein air ", me prenait
à part pour que je puisse améliorer mon " style ",
mauvais compromis entre le ringard " ciseau ", le classique
" rouleau ventral " et le moderne " rouleau californien
" (pas encore de Fosbury flop qui n'a été inventé
que quelques années plus tard). C'est dire si j'avais du style
! Moi, je voulais surtout rester avec les copains, et, des progrès,
je n'en ai fait aucun ! Il est vrai que les événements ultérieurs
ne m'incitaient guère à penser à de tels challenges
sportifs.
Monsieur Spiès, quant à lui, jouait demi centre dans l'équipe
adverse. Pour les mordus du football, je précise que nous étions
de fermes partisans du WM brésilien.
C'est au bout de quelques minutes que se produisit l'événement,
ou plutôt, deux faits simultanés.
1) Un centre à ras de terre de l'équipe adverse devant mon
but menacé et l'arrivée au sprint de l'avant-centre et de
Monsieur Spiès pour convertir en but le centre de leur ailier.
Je plongeai alors et m'interposai avec bonheur tel Blasco (FC Blida) ou
Bouchet (ASSE) !
2) Un ballon de football, venu on devine d'où, rebondissant devant
mon but et se préparant à entrer dans ma cage délaissée
car j'étais occupé à bloquer l'autre ballon.
C'est alors que tout se passa avec une vitesse grand V. Je vis notre Monsieur
Spiès se précipiter derrière le ballon intrus et,
d'un formidable coup de pied (les journalistes sportifs disent "
un maître coup de pied ", même si un pied n'a jamais
été avocat et même si un avocat plaide comme un
pied !), le dégagea en touche. Je n'avais jamais vu de si beau
dégagement, même lors des matches ASSE-Gallia ou ASSE-OHD.
Il est devenu tout de suite encore plus remarquable car le long de cette
ligne de touche se trouvait la " roulante ". Le bolide expulsé
ne trouva rien de mieux que de finir sa longue course
Oui ! Vous
avez deviné : dans le fameux chaudron ! Sans un pli, directement,
recta, sans barguigner. Avec un grand " Splatch " que nous n'avons
pas entendu mais que nous avions perçu en pensée.
A grand-peine nous avons retenu un énorme et sonore éclat
de rire, mais si nous riions sous cape, notre air hilare ne trompait en
réalité personne, surtout pas les CRS ! Parce que, dans
l'autre moitié de terrain, on était loin d'être contents
contents. On pouvait même dire qu'ils étaient franchement
furieux. Et quelques-uns de ces sbires (non ! pas zbib, sbires) de manifester
(c'était bien leur tour) leur colère en se précipitant
au-devant du professeur responsable et exiger des explications. Celui-ci,
sans se démonter, me fit discrètement signe de me taire,
et répliqua en gros ceci : " Y'a rien à expliquer,
j'ai dégagé le ballon devant mon gardien de but. J'ai cru
que c'était notre ballon, je pouvais pas sa'oir ! ". Enfin,
pour être exact, il n'a pas dit gardien de but. Chez nous ce terme
n'existait pas. Il était remplacé par " goal ".
Les CRS n'étaient évidemment pas dupes et nous avions cru
que, dans leur farouche face à face, ils allaient tout de même
en venir aux mains tant leurs regards respectifs semblaient jeter des
éclairs ou lancer des couteaux. Nous nous sommes alors approchés,
prêts à défendre le lycée et son prof, encore
que nous n'eussions pas la supériorité du nombre. La prudence
d'un côté et la sagesse de l'autre firent que les affaires
en furent restées là. J'entendis tout de même Monsieur
Spiès murmurer, comme pour s'excuser auprès de moi et à
ma grande surprise car il était peu volubile : " Ils nous
envahissent, nous empêchent de jouer, nous emm
et ils voudraient
qu'on leur dise merci ? "
Et chacun est reparti de son côté. Les uns, l'heure de fin
de " plein air " étant proche, se sont rhabillés
et sont repartis chez eux pour prendre une douche. Les autres s'en sont
allés à la pêche au ballon de foot dans leur marmite
de soupe. Ça m'étonnerait que ce fût de la chorba,
mais quelle qu'elle fût, " y'avait comme une c
. dans
le potage " selon l'expression bien connue des Pieds-Noirs.
C'était le dernier match de football que j'aie jamais fait au stade
Marcel Cerdan. Mais cela je ne le savais pas encore et cette dernière
fois là est demeurée dans ma mémoire comme un pied
de nez au destin, un intermède plaisant dans la sinistre fin de
mes études à Alger.
Je me souviens fort bien que, sur le chemin de retour vers chez moi, au
boulevard de Champagne, je pensais avec un sourire amusé qu'il
n'y avait pas de quoi en faire tout un plat ! Et ce n'était que
pure vérité : le ballon était trop petit pour le
faire bouffer à toute la compagnie !
Daniel Kannengiesser
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