Séparé du jardin Marengo par un haut escalier
de pierre, s'étend au pied de la mosquée de Sidi-Abd-er-Rhaman
un très vaste édifice : c'est le lycée d'Alger. Des
corps de bâtiments rectangulaires et recouverts de tuiles rouges
forment un ensemble imposant dont la lourdeur est heureusement égayée
par trois cours fort spacieuses.
L'architecture est banale, elle ne dit rien au cur du voyageur.
Il semble que cet établissement ait été bâti
pour les seuls besoins de sa destination, sans souci d'apparat. Le côté
utilitaire domine uniquement, formant, avec tout ce qui l'entoure, un
contraste dont l'inharmonie est corrigée par la masse verte des
arbres du jardin Marengo, la gracieuse blancheur de la mosquée
Sidi-Abd-er-Rhaman, les coupoles, seins de neige, de la médersa
pensive.
Mais les classes remplissent joyeusement leur but. L'air qui vient de
la montagne et de la mer les assainit; les plafonds sont élevés,
la clarté les inonde. En ces salles d'études, on travaille
dans la gaîté de la lumière. Le soleil demeure encore
ici le maître, comme il l'est dans toute la région; cela
charme, on ne se sent pas emprisonné.
Toute notre jeunesse a vécu dans ce lycée. Voici le portique
avec ses hautes colonnes; aux minutes qui précèdent l'heure
de la rentrée des classes, il est peuplé d'élèves.
C'est une charmante et saine exubérance. Il y a là des enfants
de toutes les races et de toutes les religions, leur jeunesse les met
heureusement à l'abri de tout ce qui peut séparer. C'est
le privilège de leur âge que de pouvoir fraterniser dans
un noble souci des mêmes études, c'est aussi un symbole :
dans ce lycée se prépare la grande amitié française.
Les portes s'ouvrent : tous ces enfants, dont les ascendants vinrent de
la métropole, des tribus indigènes ou des pays les plus
lointains, pénètrent à flots pressés, se mettent
sur deux rangs, gravissent le grand escalier de pierre solennel et qui
mène à la cour principale; ils se répandent dans
.les diverses classes.
Leurs pères, ceux qui naquirent en des villes étrangères,
furent pauvres en leur .temps. Ils ne reçurent qu'une instruction
rudimentaire. Dans les âpres soucis des luttes quotidiennes, ils
ont oublié l'histoire des pays desquels ils s'exilèrent.
Ils sont trop pris par la prospérité de leur nouvelle vie
sur la terre française pour avoir les loisirs de raconter à
leurs enfants les souvenirs légués par leurs ancêtres.
Ainsi, ils n'ont pas imprimé aux cerveaux de leurs fils les idées
particulières aux peuples dont ils furent.
Ces jeunes lycéens ont donc des esprits neufs et tout ce qui fait
l'originalité de leur race et la force de .leur sang; ayant des
tempéraments multiples et portant souvent en eux le croisement
de maintes hérédités, ils forment le plus disparate
assemblage. Mais ils boivent aux mêmes sources de l'esprit français,
ils communient dans le même enseignement, ils hésitent aux
mêmes devoirs, ils se développent aux mêmes leçons,
ils se rapprochent, ils se sentent de la même famille nouvelle,
parce qu'ils apprennent la même langue.
Il est vrai, il y a, en ce pays, une âme algérienne. Elle
est particulière à ces lieux ensoleillés, à
ce commerce actif qui enfièvre dans les villes, à ce labeur
br1l1ant de la campagne. Chaque ciel abrite son âme, c'est une loi
de la nature; ainsi se distinguent principalement les hommes entre eux.
Mais il n'y a, en ce pays, qu'un coeur et qu'un esprit français,
parce qu'ils se sont ouverts à la même culture, qu'ils ont
lu dans les mêmes livres, vibré aux récits de la même
histoire, aux pages de la même littérature et qu'ils s'appliquent
à la même vie sociale par les mêmes habitudes de leur
sol algérien.
Le génie de la France s'épanouit dans la métropole,
il triomphe au delà de la Méditerranée; il y est
apporté, propagé par tous les maîtres dont nous-mêmes
avons reçu les claires et fécondes leçons. C'est
en ce lycée d'Alger que l'on sent surtout qu'il n'y a pas de plus
noble et de plus beau sacerdoce que celui du maître qui enseigne.
Ce maître a toute la responsabilité de la grandeur future
de sa patrie. Celle-ci sera, selon ce que seront tous ses enfants. L'âme
de ces derniers appartient peut-être plus encore aux maîtres
qu'aux parents. A ceux-ci nous devons tout l'amour, mais quelle reconnaissance
ne devons-nous pas à ceux qui façonnèrent notre intelligence
et agrandirent notre esprit. Nous sommes aussi leurs fils, puisque leur
pensée est devenue la nôtre !
Ici, au lycée d'Alger, ils nous ont fait aimer le nom de la France,
ils nous ont parlé d'elle. Nous ne la connaissions pas; beaucoup
d'entre nous, qui ne la connaissent pas encore, ne la connaîtront
jamais, parce que leur vie ne leur permet aucun déplacement, mais,
tous, nous l'aimons parce qu'elle est la plus familière et chère
appellation, parce qu'enfants, nous n'avons entendu parler que d'elle
et qu'avec l'âge, nous avons compris pourquoi nos maîtres
avaient raison, en l'évoquant, de mettre tant de souci et tant
d'amour.
Que tout ce Nord africain prospère, il est riche par tous ses vignobles
et par ses mines, par ses ports et son commerce, c'est le légitime
aboutissement d'un rude effort. Mais s'il est français, au point
que ces fils d'étrangers ne se sentent même pas le besoin
de connaître le pays qui fut celui de leurs ancêtres, c'est
là l'uvre patiente, délicate et sûre, de tous
ces membres de l'enseignement, instituteurs dans les villages perdus,
professeurs dans les villes, tous ces maîtres méritoires
qui sont des soldats d'un nouveau genre, ceux des lettres et des sciences,
venant pour le rappel commun des jeunes esprits, après que d'autres
soldats ont passé pour la conquête du sol.
Toute la grandeur de l'Algérie est en germe dans ce lycée.
C'est entre ces murs rectangulaires que s'élabore tout l'avenir.
L'Université doit avoir, ici, la grande et noble popularité
des choses les plus belles et les plus patriotiques. Par elle, la richesse
naturelle de ce pays va s'augmenter de tous les trésors de l'esprit,
et de ces trésors, il en est, ici, Il profusion, par la beauté
des paysages, par les ruines des anciennes civilisations, par les arts
indigènes, par les champs nouveaux ouverts à la science,
par les dialectes encore inconnus, par tout ce qui fut, par tout ce qui
sera.
Cette sublime ascension s'effectue déjà. Nous avons, en
notre colonie nord-africaine, nos poètes, nos artistes et nos savants.
Tous ceux-là enrichiront de plus en plus le patrimoine national
par toutes les magnificences de l'azur, par l'élargissement de
l'horizon jusqu'à des confins très éloignés,
par la résurrection des villes mortes, immuables gardiennes de
toutes les beautés antiques, par les découvertes qui rapporteront
plus de force et de santé à toute la race humaine. Nous
avons, en Algérie, nos musées d'art antique, notre villa
Médicis, notre Institut Pasteur.
De toutes ces choses, le lycée semble l'aïeul. Il est glorieux
aujourd'hui, il prospère au point d'être un des plus importants
de France, il a besoin d'annexe comme celles de Mustapha et de Ben-Aknoun,
mais il a eu les débuts les plus modestes et son histoire se fond
avec celle de la conquête de l'Algérie.
Ce n'était d'abord qu'une école tout à fait primitive,
plus humble que celle des plus pauvres villages. Elle s'ouvrit au lendemain
de la conquête, elle était située rue Socgémah.
Pourquoi étalons-nous orgueilleusement, mais seulement, les noms
de ceux qui vainquirent par le fer et par le feu et sommes-nous moins
curieux d'apprendre comment s'appelèrent ceux qui l'emportèrent
par leur patience éducative et leur esprit ? Ceux-là aussi
sont des héros. M. Galtier, qui dirigea le premier établissement
scolaire en Algérie, le fut surtout; le succès couronna
son entreprise.
La salle de la rue Socgémah ne suffit plus; M. Galtier alla s'établir
alors rue du Sagittaire. C'était une petite maison mauresque que
peuplait une vingtaine d'élèves. L'école devenait
un véritable collège; celui-ci fut transféré,
le 25 avril 1835, à l'angle des rues Jénina et des Trois-Couleurs,
dans une maison mauresque plus grande. Toutes ces rues existent encore,
mais les anciennes habitations ont disparu. Disparue, de même, la
caserne des janissaires où, le 21 septembre 1848, le collège
fut érigé en lycée. Cette caserne, dont la fondation
remontait à Abou-Mohammed-Hassan, qui défendit Alger contre
Charles-Quint, était située rue Bab-Azoun, en face le square
de la place Bresson.
C'est au mois d'octobre 1868 que s'ouvrirent les portes du lycée
actuel. Jadis, sur son emplacement, se continuait la partie nord du jardin
Marengo et se dressait une fonderie de canons turcs, un abreuvoir et d'humbles
habitations arabes. La construction du lycée transforma tout ce
coin de la ville; il en est encore, pour ainsi dire, l'édifice
central, toute une population y vit heureuse dans la paix de l'étude.
Les heures difficiles du début sont oubliées. Il convient
donc de rappeler que, par ordonnances royales des 16 avril et 18 mai 1839,
les premières concernant les membres de l'enseignement en Algérie,
" les fonctionnaires de l'instruction publique étaient attachés
au département de la guerre ". Ce n'est que le 30 mai 1848,
que l'enseignement en Algérie fut placé sous la direction
du ministère de l'instruction publique.
Quand, le 6 octobre de la même année, le collège fut
érigé en lycée, il fut arrêté qu' "
un traitement unique serait alloué aux fonctionnaires et aux professeurs
dudit établissement ". Ce traitement annuel était de
6 000 francs pour le proviseur, de 4 500 pour le censeur, de 4 000 pour
l'économe et les professeurs de premier ordre. .Les professeurs
de second ordre recevaient 3 500 francs, ceux de troisième ordre
3 000 francs. Les maîtres élémentaires et les maîtres
d'études touchaient 1 000 francs et les maîtres de langues
vivantes 2 000. Depuis, toutes les situations ont été améliorées,
mais il faut rendre hommage à ceux qui, autrefois, dans un pays
dont la conquête commençait à peine, ont su se contenter
d'un aussi humble salaire pour ne considérer que la beauté
et les bienfaits de leur apostolat.
Aujourd'hui, les distributions de prix ont lieu avec solennité.
Jadis, les soucis des batailles enlevaient jusqu'à l'idée
des fêtes scolaires. C'est le 31 juillet 1836 qu'eut lieu au collège
d'Alger la première distribution de prix. On était en pleine
lutte contre Abd-el-Kader; la distribution des prix fut de la plus touchante
simplicité. Nous en trouvons le compte rendu dans le procès-verbal
suivant : " Le 31. juillet 1836, les professeurs du collège
se sont assemblés sous la présidence de M. Barthélémy,
principal, en l'absence de l'Inspecteur de l'Instruction publique, pour
procéder au classement des copies, des devoirs donnés en
composition générale et pour faire le relevé des
places obtenues par chaque élève dans les compositions de
l'année, toutes les facultés réunies. Par suite de
ce travail, les nominations ont été arrêtées
et les prix décernés dans l'ordre suivant... ".
Deux ans après, le 7 août 1838, la distribution des prix
eut lieu, pour la première fois, de façon solennelle. Elle
fut présidée par M. Lepescheux, inspecteur d'académie.
Il faut songer que l'Algérie était encore à feu et
à sang, que Constantine venait à peine d'être prise
et qu'un an après, en décembre 1839, un officier écrivait
encore à ses parents : " J'apprends à l'instant que
l'on se bat de toutes parts dans la plaine de la Mitidja. La terreur est
grande dans Alger, parmi les Européens. "
Ces mots-là ne peuvent plus nous émouvoir que par leur ancien
souvenir. Il n'est p1us de terreur dans Alger ! Aux abords du lycée,
à l'heure de la sortie des classes, on n'entend que les ébats
joyeux des jeunes élèves.
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