Jean Mélia - la ville blanche -
Jean Mélia - la ville blanche -


Notre bon et très fameux lycée Bugeaud
Pages 83 à 90 du roman
La ville blanche, par Jean Mélia
Envoi de Francis Rambert.
sur site le 13-12-2007

Toute la grandeur de l'Algérie est en germe dans ce lycée. C'est entre ces murs rectangulaires que s'élabore tout l'avenir. L'Université doit avoir, ici, la grande et noble popularité des choses les plus belles et les plus patriotiques. Par elle, la richesse naturelle de ce pays va s'augmenter de tous les trésors de l'esprit, et de ces trésors, il en est, ici, Il profusion, par la beauté des paysages, par les ruines des anciennes civilisations, par les arts indigènes, par les champs nouveaux ouverts à la science, par les dialectes encore inconnus, par tout ce qui fut, par tout ce qui sera.
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Séparé du jardin Marengo par un haut escalier de pierre, s'étend au pied de la mosquée de Sidi-Abd-er-Rhaman un très vaste édifice : c'est le lycée d'Alger. Des corps de bâtiments rectangulaires et recouverts de tuiles rouges forment un ensemble imposant dont la lourdeur est heureusement égayée par trois cours fort spacieuses.

L'architecture est banale, elle ne dit rien au cœur du voyageur. Il semble que cet établissement ait été bâti pour les seuls besoins de sa destination, sans souci d'apparat. Le côté utilitaire domine uniquement, formant, avec tout ce qui l'entoure, un contraste dont l'inharmonie est corrigée par la masse verte des arbres du jardin Marengo, la gracieuse blancheur de la mosquée Sidi-Abd-er-Rhaman, les coupoles, seins de neige, de la médersa pensive.

Mais les classes remplissent joyeusement leur but. L'air qui vient de la montagne et de la mer les assainit; les plafonds sont élevés, la clarté les inonde. En ces salles d'études, on travaille dans la gaîté de la lumière. Le soleil demeure encore ici le maître, comme il l'est dans toute la région; cela charme, on ne se sent pas emprisonné.

Toute notre jeunesse a vécu dans ce lycée. Voici le portique avec ses hautes colonnes; aux minutes qui précèdent l'heure de la rentrée des classes, il est peuplé d'élèves. C'est une charmante et saine exubérance. Il y a là des enfants de toutes les races et de toutes les religions, leur jeunesse les met heureusement à l'abri de tout ce qui peut séparer. C'est le privilège de leur âge que de pouvoir fraterniser dans un noble souci des mêmes études, c'est aussi un symbole : dans ce lycée se prépare la grande amitié française.

Les portes s'ouvrent : tous ces enfants, dont les ascendants vinrent de la métropole, des tribus indigènes ou des pays les plus lointains, pénètrent à flots pressés, se mettent sur deux rangs, gravissent le grand escalier de pierre solennel et qui mène à la cour principale; ils se répandent dans .les diverses classes.

Leurs pères, ceux qui naquirent en des villes étrangères, furent pauvres en leur .temps. Ils ne reçurent qu'une instruction rudimentaire. Dans les âpres soucis des luttes quotidiennes, ils ont oublié l'histoire des pays desquels ils s'exilèrent. Ils sont trop pris par la prospérité de leur nouvelle vie sur la terre française pour avoir les loisirs de raconter à leurs enfants les souvenirs légués par leurs ancêtres. Ainsi, ils n'ont pas imprimé aux cerveaux de leurs fils les idées particulières aux peuples dont ils furent.

Ces jeunes lycéens ont donc des esprits neufs et tout ce qui fait l'originalité de leur race et la force de .leur sang; ayant des tempéraments multiples et portant souvent en eux le croisement de maintes hérédités, ils forment le plus disparate assemblage. Mais ils boivent aux mêmes sources de l'esprit français, ils communient dans le même enseignement, ils hésitent aux mêmes devoirs, ils se développent aux mêmes leçons, ils se rapprochent, ils se sentent de la même famille nouvelle, parce qu'ils apprennent la même langue.

Il est vrai, il y a, en ce pays, une âme algérienne. Elle est particulière à ces lieux ensoleillés, à ce commerce actif qui enfièvre dans les villes, à ce labeur br1l1ant de la campagne. Chaque ciel abrite son âme, c'est une loi de la nature; ainsi se distinguent principalement les hommes entre eux. Mais il n'y a, en ce pays, qu'un coeur et qu'un esprit français, parce qu'ils se sont ouverts à la même culture, qu'ils ont lu dans les mêmes livres, vibré aux récits de la même histoire, aux pages de la même littérature et qu'ils s'appliquent à la même vie sociale par les mêmes habitudes de leur sol algérien.

Le génie de la France s'épanouit dans la métropole, il triomphe au delà de la Méditerranée; il y est apporté, propagé par tous les maîtres dont nous-mêmes avons reçu les claires et fécondes leçons. C'est en ce lycée d'Alger que l'on sent surtout qu'il n'y a pas de plus noble et de plus beau sacerdoce que celui du maître qui enseigne.

Ce maître a toute la responsabilité de la grandeur future de sa patrie. Celle-ci sera, selon ce que seront tous ses enfants. L'âme de ces derniers appartient peut-être plus encore aux maîtres qu'aux parents. A ceux-ci nous devons tout l'amour, mais quelle reconnaissance ne devons-nous pas à ceux qui façonnèrent notre intelligence et agrandirent notre esprit. Nous sommes aussi leurs fils, puisque leur pensée est devenue la nôtre !

Ici, au lycée d'Alger, ils nous ont fait aimer le nom de la France, ils nous ont parlé d'elle. Nous ne la connaissions pas; beaucoup d'entre nous, qui ne la connaissent pas encore, ne la connaîtront jamais, parce que leur vie ne leur permet aucun déplacement, mais, tous, nous l'aimons parce qu'elle est la plus familière et chère appellation, parce qu'enfants, nous n'avons entendu parler que d'elle et qu'avec l'âge, nous avons compris pourquoi nos maîtres avaient raison, en l'évoquant, de mettre tant de souci et tant d'amour.

Que tout ce Nord africain prospère, il est riche par tous ses vignobles et par ses mines, par ses ports et son commerce, c'est le légitime aboutissement d'un rude effort. Mais s'il est français, au point que ces fils d'étrangers ne se sentent même pas le besoin de connaître le pays qui fut celui de leurs ancêtres, c'est là l'œuvre patiente, délicate et sûre, de tous ces membres de l'enseignement, instituteurs dans les villages perdus, professeurs dans les villes, tous ces maîtres méritoires qui sont des soldats d'un nouveau genre, ceux des lettres et des sciences, venant pour le rappel commun des jeunes esprits, après que d'autres soldats ont passé pour la conquête du sol.

Toute la grandeur de l'Algérie est en germe dans ce lycée. C'est entre ces murs rectangulaires que s'élabore tout l'avenir. L'Université doit avoir, ici, la grande et noble popularité des choses les plus belles et les plus patriotiques. Par elle, la richesse naturelle de ce pays va s'augmenter de tous les trésors de l'esprit, et de ces trésors, il en est, ici, Il profusion, par la beauté des paysages, par les ruines des anciennes civilisations, par les arts indigènes, par les champs nouveaux ouverts à la science, par les dialectes encore inconnus, par tout ce qui fut, par tout ce qui sera.

Cette sublime ascension s'effectue déjà. Nous avons, en notre colonie nord-africaine, nos poètes, nos artistes et nos savants. Tous ceux-là enrichiront de plus en plus le patrimoine national par toutes les magnificences de l'azur, par l'élargissement de l'horizon jusqu'à des confins très éloignés, par la résurrection des villes mortes, immuables gardiennes de toutes les beautés antiques, par les découvertes qui rapporteront plus de force et de santé à toute la race humaine. Nous avons, en Algérie, nos musées d'art antique, notre villa Médicis, notre Institut Pasteur.
De toutes ces choses, le lycée semble l'aïeul. Il est glorieux aujourd'hui, il prospère au point d'être un des plus importants de France, il a besoin d'annexe comme celles de Mustapha et de Ben-Aknoun, mais il a eu les débuts les plus modestes et son histoire se fond avec celle de la conquête de l'Algérie.

Ce n'était d'abord qu'une école tout à fait primitive, plus humble que celle des plus pauvres villages. Elle s'ouvrit au lendemain de la conquête, elle était située rue Socgémah. Pourquoi étalons-nous orgueilleusement, mais seulement, les noms de ceux qui vainquirent par le fer et par le feu et sommes-nous moins curieux d'apprendre comment s'appelèrent ceux qui l'emportèrent par leur patience éducative et leur esprit ? Ceux-là aussi sont des héros. M. Galtier, qui dirigea le premier établissement scolaire en Algérie, le fut surtout; le succès couronna son entreprise.

La salle de la rue Socgémah ne suffit plus; M. Galtier alla s'établir alors rue du Sagittaire. C'était une petite maison mauresque que peuplait une vingtaine d'élèves. L'école devenait un véritable collège; celui-ci fut transféré, le 25 avril 1835, à l'angle des rues Jénina et des Trois-Couleurs, dans une maison mauresque plus grande. Toutes ces rues existent encore, mais les anciennes habitations ont disparu. Disparue, de même, la caserne des janissaires où, le 21 septembre 1848, le collège fut érigé en lycée. Cette caserne, dont la fondation remontait à Abou-Mohammed-Hassan, qui défendit Alger contre Charles-Quint, était située rue Bab-Azoun, en face le square de la place Bresson.

C'est au mois d'octobre 1868 que s'ouvrirent les portes du lycée actuel. Jadis, sur son emplacement, se continuait la partie nord du jardin Marengo et se dressait une fonderie de canons turcs, un abreuvoir et d'humbles habitations arabes. La construction du lycée transforma tout ce coin de la ville; il en est encore, pour ainsi dire, l'édifice central, toute une population y vit heureuse dans la paix de l'étude.

Les heures difficiles du début sont oubliées. Il convient donc de rappeler que, par ordonnances royales des 16 avril et 18 mai 1839, les premières concernant les membres de l'enseignement en Algérie, " les fonctionnaires de l'instruction publique étaient attachés au département de la guerre ". Ce n'est que le 30 mai 1848, que l'enseignement en Algérie fut placé sous la direction du ministère de l'instruction publique.

Quand, le 6 octobre de la même année, le collège fut érigé en lycée, il fut arrêté qu' " un traitement unique serait alloué aux fonctionnaires et aux professeurs dudit établissement ". Ce traitement annuel était de 6 000 francs pour le proviseur, de 4 500 pour le censeur, de 4 000 pour l'économe et les professeurs de premier ordre. .Les professeurs de second ordre recevaient 3 500 francs, ceux de troisième ordre 3 000 francs. Les maîtres élémentaires et les maîtres d'études touchaient 1 000 francs et les maîtres de langues vivantes 2 000. Depuis, toutes les situations ont été améliorées, mais il faut rendre hommage à ceux qui, autrefois, dans un pays dont la conquête commençait à peine, ont su se contenter d'un aussi humble salaire pour ne considérer que la beauté et les bienfaits de leur apostolat.

Aujourd'hui, les distributions de prix ont lieu avec solennité. Jadis, les soucis des batailles enlevaient jusqu'à l'idée des fêtes scolaires. C'est le 31 juillet 1836 qu'eut lieu au collège d'Alger la première distribution de prix. On était en pleine lutte contre Abd-el-Kader; la distribution des prix fut de la plus touchante simplicité. Nous en trouvons le compte rendu dans le procès-verbal suivant : " Le 31. juillet 1836, les professeurs du collège se sont assemblés sous la présidence de M. Barthélémy, principal, en l'absence de l'Inspecteur de l'Instruction publique, pour procéder au classement des copies, des devoirs donnés en composition générale et pour faire le relevé des places obtenues par chaque élève dans les compositions de l'année, toutes les facultés réunies. Par suite de ce travail, les nominations ont été arrêtées et les prix décernés dans l'ordre suivant... ".

Deux ans après, le 7 août 1838, la distribution des prix eut lieu, pour la première fois, de façon solennelle. Elle fut présidée par M. Lepescheux, inspecteur d'académie. Il faut songer que l'Algérie était encore à feu et à sang, que Constantine venait à peine d'être prise et qu'un an après, en décembre 1839, un officier écrivait encore à ses parents : " J'apprends à l'instant que l'on se bat de toutes parts dans la plaine de la Mitidja. La terreur est grande dans Alger, parmi les Européens. "

Ces mots-là ne peuvent plus nous émouvoir que par leur ancien souvenir. Il n'est p1us de terreur dans Alger ! Aux abords du lycée, à l'heure de la sortie des classes, on n'entend que les ébats joyeux des jeunes élèves.