Notre bon et très fameux lycée Bugeaud
UNE SCOLARITÉ AU LYCÉE BUGEAUD
pages 74 à 85, extraites de " A quoi tient la vie" écrit par le général Albert Pestre, Société des écrivains
Envoi de F-X Bibert
voir http://www.bibert.fr/General_Pestre/General_Pestre.htm
sur site le 11-10-2008

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albert pestre


UNE SCOLARITÉ AU LYCÉE BUGEAUD

Lorsque j'entrai au lycée Bugeaud en octobre 1935, je me suis senti dans un univers totalement différent de tout ce que j'avais connu jusqu'alors. J'avais en effet accompli toute ma scolarité primaire dans des écoles dirigées par mon père, donc dans ' l'enseignement dit des " Indigènes ". Je n'avais toujours connu comme compagnons de classes que de jeunes Arabes parmi lesquels j'avais presque toujours été le seul Européen. Ces enfants, avec lesquels je me suis toujours entendu parfaitement, étaient tous plus âgés que moi, de deux ans en moyenne, ce qui était normal compte tenu du fait que lorsqu'ils entraient au cours préparatoire, ils ne parlaient pas le français. Lorsque je me suis retrouvé au cours supérieur, l'un d'entre eux était même déjà marié! Il avait quinze ans. Surprise de mon père lorsque je le lui appris, car il l'ignorait totalement.

Tout ceci explique qu'il me fallut un certain temps d'adaptation pour apprendre à cohabiter au lycée avec des garçons de mon âge, et qui plus est " Européens ". Car en Algérie, on ne disait pas " Français " pour désigner les éléments non musulmans. Il est vrai que les Européens, c'était un mélange de Français de souche, d'Italiens, d'Espagnols, de Maltais, auxquels s'ajoutaient les Israélites (on n'employait pas le terme juif), citoyens français depuis la promulgation du décret Crémieux, puis de ci, de là, des représentants de tous les peuples vivant dans l'environnement méditerranéen.

Nous avions des professeurs de très haut niveau, la plupart agrégés. Il est vrai que l'Académie d'Alger qui avait une excellente réputation, était très demandée par les jeunes professeurs en début de carrière. Ils étaient attirés par de meilleurs salaires, des conditions de vie plus faciles, en particulier le bénéfice d'un climat agréable qui nous offrait des périodes d'hiver où parfois pendant des semaines le soleil resplendissait dans un ciel d'un bleu profond, d'un bleu superbe, dégagé de toute trace d'humidité. Certes les étés étaient très chauds, mais il y avait la mer, et puis les trois mois de vacances d'affilée dont on bénéficiait à l'époque, permettaient réellement de s'échapper pour profiter de longs séjours en Métropole.

C'est d'ailleurs ce que nous faisions avec mes parents, tout au moins jusqu'au moment où la guerre et l'occupation nous ont interdit la traversée de la Méditerranée. Chaque année en effet, dès les premiers jours du mois de juillet, nos places étaient retenues sur un paquebot en partance pour la Métropole et nous ne rentrions à Alger que dans les derniers jours du mois de septembre.
Au son du tambour

Pour en revenir au Lycée Bugeaud, je me souviens d'y avoir passé des jours particulièrement heureux. L'imposant édifice qui contribuait à former quelques deux mille cinq cents élèves jouxtait le quartier de la Kasbah qui était en fait une ville dans la ville. A l'intérieur du Lycée, trois grandes cours parallèles. La cour centrale, la plus large, était dominée par une horloge qui sonnait les heures comme les quarts d'heures que j'entendais de mon lit, et encore mieux quand le vent soufflait dans la bonne direction. Ceci me permettait le matin de régler mon lever de façon à me trouver dans ma salle de classe juste pour le début des cours.

Au moment de l'entrée en classe, dans cette cour centrale, face à l'horloge, un garçon en tablier gris, équipé d'un tambour, surveillait l'heure tout en jouant légèrement des baguettes sur la peau tendue de son instrument, car c'est lui qui donnait le signal du début ou de la fin des cours. Lorsque la grande aiguille arrivait en haut du cadran, il déclenchait son roulement de tambour, puis passait très vite dans la cour de gauche, pour revenir ensuite dans la cour de droite. En classe, lorsque nous entendions le tambour, pressés de sortir, nous disions au professeur qui faisait parfois semblant de ne pas entendre : " M sieur ça roule " !

Deux ans après mon entrée au Lycée Bugeaud, on supprima cette survivance de l'ère napoléonienne qu'était notre tambour pour le remplacer par une sonnette électrique dans chacune des cours. Je jugeai cette modernisation tout à fait regrettable, d'autant que ces sonnettes émettaient un son particulièrement strident, désagréable, qui nous perçait les oreilles. Notre tambour, avec son aspect un peu vieillot, un peu rétro, sympathique et rassurant, car ses vibrations me prenaient aux tripes, donnait ainsi à notre vie de lycéens une connotation un peu militaire qui n'était pas pour me déplaire. Nous vivions en effet dans des années où la situation politique était préoccupante, où l'on commençait à entendre d'inquiétants bruits de bottes sur nos frontières métropolitaines de l'est. Et pour moi, ce tambour qui résonnait sous les arcades de notre bon vieux lycée, était comme une invite pour chacun d'entre nous à ne pas baisser la garde devant les menaces qui pesaient sur la paix et dont on commençait à sentir les prémisses.

Hélas, tout le monde ne l'entendait pas ainsi. Trop nombreux étaient ceux qui niaient le danger en se réfugiant dans la confortable conviction que de toute façon nous n'avions rien à craindre, parce que nous étions " les plus forts ". Et puis, il y avait les pacifistes qui estimaient que la meilleure attitude était de donner l'exemple en montrant bien qu'on ne voulait plus faire la guerre..., sans se douter qu'avec de tels comportements, ils servaient les intérêts et les ambitions d'Adolf Hitler. Un exemple: à l'occasion du 11 novembre 1938, au moment où les périls commençaient à sérieusement se concrétiser, on va prendre la décision de nous conduire, nous les élèves du lycée, au cinéma " Le Marignan ", où l'on nous imposa une séance assez surprenante. Au cours de celle-ci, on ne trouva rien de mieux que de nous faire visiter pendant plus d'une heure les cimetières militaires de France et les monuments commémorant les victimes de la dernière guerre. Les images que l'on nous offrait, étaient accompagnées d'un commentaire démobilisateur du style " surtout plus jamais ça "!

Qui était responsable d'une telle absurdité ? Je n'avais que quatorze ans, mais je fus personnellement scandalisé. Il est certain que l'Etat, en négligeant d'éclairer sa jeunesse sur les réalités qui l'attendaient, se préparait très mal à résister à la montée du fascisme. Un an et demi plus tard, l'invasion des hordes germaniques et l'effondrement en quelques semaines de notre défense et du moral de la nation ont été la dramatique sanction de ce genre d'incohérences.

Un encadrement bien sympathique

Mon année de sixième fût pour moi une année de transition pleine d'intérêt et de découvertes. Nous avions un vieux proviseur, façon dix-neuvième siècle, qui avait la mine sévère et portait un lorgnon. Il s'appelait Sauvage. Mon père était venu me présenter à lui quelques jours avant la rentrée des classes. L'occasion pour moi de remarquer qu'il portait des brodequins lacés très haut sur les chevilles. Cela faisait un peu vieux jeu, même à l'époque.

Le censeur quant à lui, n'avait plus un cheveu sur la tête, une véritable boule de billard. Par contre, il avait une énorme barbe poivre et sel qui descendait bas sur sa poitrine. C'était un brave homme toujours très arrangeant pour les retards ou autres peccadilles dont nous nous rendions coupables et pour lesquels nous allions le voir en serrant les fesses.

Le surveillant général était un petit homme avec des moustaches en croc qui, lorsque les élèves ne se rassemblaient pas assez vite, partait à grandes enjambées sous les arcades en poussant de grands coups de gueule, le mufle en avant. C'est pourquoi nous l'avions appelé " marcassin ".

Quant à nos pions, nous en avions toute une pléiade qui sous des dehors qui se voulaient parfois sévères, étaient au fond bien sympathiques. Certains m'ont laissé un souvenir marquant: particulièrement celui qui me faisait le plus peur. C'était un immense Alsacien, avec un fort accent du terroir qui, lorsqu'il s'en prenait à un coupable, le fixait de ses grands yeux bleus grands ouverts et l'admonestait d'une voix de stentor. Mais, en fait, je crois qu'il n'avait jamais puni personne. A l'opposé, nous en avions un qui paraissait tout à fait insignifiant, périt et fluet. Cruellement nous l'avions affublé du sobriquet de " pisse trois gouttes ".

Un cours d'histoire romaine sur le forum de Tipaza

Notre professeur d'histoire et de géographie tout nouvellement débarqué, il s'appelait Courtois, était bien le plus jeune professeur du lycée, puisqu'à la fin de notre sixième, c'est lui qui revêtu de sa robe noire et coiffé d'une toque, sera chargé du discours traditionnel à la remise des prix de fin d'année. Notre professeur avait un sens inné du contact avec ses élèves. Il lui arrivait parfois dans le cadre de son enseignement de prendre d'heureuses initiatives.

C'est ainsi que deux ans après (j'étais en quatrième avec lui), il décida de nous emmener un dimanche à Tipaza, petite cité en même temps que port romain, à quelques soixante-dix kilomètres à l'ouest d'Alger. Dans les environs de Tipaza, sur les hauteurs des collines qui bordent le littoral, se trouve également un curieux monument très ancien, ayant la forme d'un dôme bien arrondi, se voyant de très loin et dont on ne connaît pas l'origine. Ce monument s'appelle " le tombeau de la chrétienne ". De quelle chrétienne s'agit-il ? Je crois que personne n'en a jamais rien su...

Nous partîmes donc en car par une belle journée de printemps. Notre matinée se passa à visiter les ruines surplombant le bord de mer rocheux où l'on pouvait apercevoir les vagues contours d'une installation portuaire. Au cours de la matinée ensoleillée, enveloppés dans un air doux et plein de senteurs méditerranéennes, nous allions aussi fureter autour des sarcophages. En creusant à la main la terre molle dont ils étaient remplis, nous en avions tiré quelques ossements ou quelques crânes, le site n était à l'époque apparemment pas tellement surveillé. Puis après notre pique-nique, notre professeur, debout sur le forum et prenant une pose de tribun romain revêtu de la toge, nous fit un cours d'histoire ancienne, ce qui ne manqua pas de nous impressionner profondément.

Cette journée à Tipaza, réussie à tous points de vue, m'a laissé un souvenir assez magique qui ne s'est pas effacé avec le temps. Il faut dire qu'à cette époque, nous étions, nous Français, gonflés de l'orgueil de la réussite de notre " mission civilisatrice ". Nous éprouvions le sentiment d'être dans ce pays les héritiers de Rome. D'ailleurs les Arabes ne nous appelaient- ils pas les " Roumis " ?

Nous étions fiers de penser que nous avions repris le flambeau que les légions romaines avaient laissé tomber après que celles-ci durent quitter ce pays précipitamment sous la poussée des hordes barbares. Pour certains agriculteurs romains, les départs se firent même de façon si brutale qu'ils laissèrent parfois leurs titres de propriété dissimulés dans des caches, pensant sans doute revenir un jour... Vingt-cinq ans après cette visite à Tipaza, le même scénario va se reproduire pour les Français d'Algérie. Ils devront eux aussi tout abandonner brusquement, et quitter ce pays sans espoir de retour...

Un curieux système de punitions en classe de lettres

Ma scolarité dans le secondaire se déroulera sans trop d'incidents ni d'à-coups. Certains de mes professeurs m'ont laissé un souvenir marquant. Je ne résiste pas au plaisir d'en citer quelques uns avec leurs qualités et leurs travers.

Tout d'abord, ce fut ce professeur de lettres en quatrième (je ne citerai pas son nom) qui était un véritable érudit et nous l'a montré à maintes reprises. Il a d'ailleurs fini sa carrière au Collège de France et à l'Institut, car j'avais retrouvé sa trace à Paris. J'ai même été tenté d'aller frapper à sa porte, mais finalement je n'ai jamais osé aller l'importuner.

Ce professeur, si brillant qu'il ait été, avait quelques manies. L'une d'elles était d'infliger des sanctions sous forme de " punitions " dont il avait établi un barème. Une punition, c'était l'écriture de dix fois " un " verbe irrégulier latin, au choix, conjugué à tous les temps. Naturellement, il fallait être complètement idiot pour choisir un autre verbe que " eo " (aller en latin). Et la punition commençait ainsi, au présent: eo, is, it, imus, iris, eunt,... à l'imparfait: ibam, ibas, ibat, etc. Dix fois à tous les temps, même si le verbe était court, cela faisait quand même beaucoup !

Son barème, autant que je me souvienne, c'était : une punition pour une leçon non apprise, trois punitions pour une préparation de français ou de latin, un thème ou une version qui n'étaient pas faits. L'avantage du système qu'il avait mis au point, était qu'il admettait qu'on lui remette des punitions écrites par les camarades. Ces punitions étaient donc devenues une espèce de monnaie qui s'échangeait et avec laquelle pouvaient aussi se produire des phénomènes d'inflation comme on le verra un peu plus loin.

Le lundi matin, après avoir posé sa serviette sur son bureau et baillant de lassitude, car il avait toujours quelque peine à se mettre au travail, il ouvrait son cahier répertoire et ses premières questions étaient : " Qui na pas étudié sa leçon ? Un tel, une punition, un tel, une punition, etc. Qui na pas fait sa préparation, son thème ou sa version ? Un tel, trois punitions, un tel trois punitions, etc. ".

Ensuite, on passait à la remise des punitions des sanctionnés de la semaine précédente. Lorsqu'un élève ne fournissait pas son compte, le reliquat manquant était doublé pour la semaine suivante. Une fois toutes les opérations de décompte terminées, notre professeur mettait alors la corbeille à papier sur son bureau et d'une façon théâtrale, il déchirait les punitions en menus morceaux, pour bien nous montrer qu'à l'issue du cours il était inutile d'essayer de récupérer quoi que ce soit au fond du panier. Pendant le reste du cours, il ne s'occupait plus des fautifs. Ceux-ci avaient ainsi gagné la garantie qu'ils ne seraient pas interrogés, et évité ainsi une sanction plus grave et aussi plus apparente, qui aurait sans doute entraîné une explication sévère avec leur père ou leur mère.

Mais le système de doublement des punitions non faites pouvait avoir des conséquences redoutables. C'est ainsi qu'un de mes très bons camarades, gentil garçon mais paresseux comme une couleuvre, s'enferra à un point tel qu'il arriva un jour, par le jeu de ces doublements successifs, à un total de quarante-cinq punitions ! Ainsi va se produire un phénomène d'inflation brutale que notre camarade se trouvera dans l'incapacité de juguler. A ce stade, celui-ci se trouva naturellement dans l'impossibilité de s'en sortir tout seul. Devant cette situation alarmante, un grand élan de solidarité allait se manifester et pousser toute la classe à se porter à son secours. Chacun d'entre nous se trouva donc taxé de deux punitions à fournir à l'imprudent. Le lundi suivant, celui-ci fier comme Artaban, s'avança vers le bureau du professeur avec son paquet à la main. Celui-ci compta avec soin. Le compte était bon! Alors avec un sourire narquois, le professeur lui dit: " J'espère que " tu " ne vas pas recommencer de si tôt "! L'occasion pour moi de mentionner qu'au lycée, alors que le voussoiement était la règle dans toutes les classes à partir de la sixième, ce professeur, lui, nous tutoyait...

Hélas, la trêve ne dura pas longtemps! Deux mois après environ, notre camarade se retrouva dans la même situation qu'auparavant, avec à la clef une quarantaine de punitions. Cette fois-ci, écoeurés, nous décidâmes d'un commun accord, malgré la grande sympathie que nous lui portions, de le laisser tomber et de le laisser se dém... tout seul. Alors le lundi suivant, lorsqu'il se présenta au professeur avec une toute petite fraction du pensum qui lui était réclamée, celui-ci lui intima l'ordre d'aller s'installer au fond de la classe à une table, mais après avoir retourné celle-ci contre le mur. Combien de jours, combien de semaines notre camarade resta- t-il dans cette position inconfortable face au mur? Un trou dans ma mémoire, j'avoue que je ne m'en souviens plus.
Je tiens cependant à préciser que tout ceci n'a pas empêché notre coupable de faire une carrière très honorable dans l'existence et d'atteindre un degré de prospérité que beaucoup auraient pu lui envier.

On parlait déjà de lui comme d'un apôtre

Lorsque j'entrai en classe de troisième, c'était en 1938, le professeur de lettres qui nous fut affecté, venait de débarquer de Métropole, arrivant de Paris plus précisément, après avoir tout juste passé son agrégation. Il s'appelait Fernand Pistor et était né en Algérie d'une famille d'origine paloise. Il avait le front haut, le teint pâle, le regard profond. Lorsqu'un élève s'adressait à lui, même en lui posant une question farfelue, il prenait toujours un air sérieux et concentré pour répondre, les coudes sur la table, les mains jointes sous le menton.

Fernand Pistor était un homme remarquable à tout point de vue, tant par la qualité et la modernité de son enseignement que par son érudition. Il avait une manière à lui d'établir des contacts avec les jeunes que nous étions, sans copinage ni familiarité, qui faisait qu'il était unanimement apprécié de tous. Edmond Brua (1) qui était son ami, dira de lui " Il va surprendre et émerveiller ses élèves et ses collègues par la foi ardente, l'enthousiasme lucide qu'il apporte dans sa mission : on parle déjà de lui comme d'un apôtre ".

Sportif, il animait l'équipe de football dont le gardien de but était Albert Camus. Il emmenait des équipes d'élèves dans de grandes sorties hors d'Alger. C'est ainsi qu'au cours de l'été 1941, avec quelques camarades, je l'ai rejoint au milieu de la Kabylie. A quelques uns en effet, nous avions décidé de faire à pied la traversée des montagnes kabyles. En partant de la petite bourgade de Maillot où le train nous avait déposés, nous nous engageâmes dans le massif en direction de Bougie. Notre première étape nous conduisit à Tikjeda, " station de ski " l'hiver (il n'y avait pas de remonte-pentes). Nous poursuivrons ensuite en faisant l'escalade du plus haut sommet de l'Algérie, le " Lala Khadidja ", à quelques 2 300 mètres d'altitude.

Au cours de notre course à travers les montagnes, nous nous arrêtions chaque soir près d'un village kabyle. Nous faisions un grand feu, et les villageois venaient s'asseoir tout autour de nous, après nous avoir apporté des œufs et des " kessras " (2), contre espèces sonnantes et trébuchantes. A l'évidence, ces gens-là, certes très pauvres (ils le sont toujours), ne nous donnaient pas l'impression, vues les franches et sympathiques relations de confiance et d'amitié qui s'établissaient immédiatement entre nous, d'être particulièrement opprimés par la colonisation dont nous étions les représentants. D'ailleurs nos parents, sachant que nous nous déplacions dans ces régions perdues, ne se sont jamais fait une once d'inquiétude à notre sujet. La paix française régnait. On peut mesurer ce qu'est devenue aujourd'hui la stabilité de ce pays d'Algérie sous la poussée des intégrismes religieux. Quel groupe de jeunes garçons oserait faire aujourd'hui ce que nous avions accompli à l'époque avec un sac sur le dos ?

De Fernand Pistor, j'ai appris par la suite, ce dont j'étais tout à fait inconscient au temps de ma prime jeunesse, à quel point il était apprécié dans les cercles littéraires d'Algérie. Dans le domaine des lettres, il avait manifesté très tôt des dons exceptionnels. Il avait en effet quinze ans lorsqu'il avait publié ses premières poésies. Aussi est-ce avec une très grande tristesse que peu de temps après la fin de la guerre, j'appris qu'il avait été tué au combat le 25 août 1944 à Marseille.



Mobilisé une première fois en 1939, il s'était illustré comme maréchal des logis au cours de la débâcle de 1940, ce qui lui avait permis de gagner deux citations. Après le débarquement allié du 8 novembre 1942, il choisit de s'engager comme correspondant de guerre pour la Tunisie et se découvrit une attirance particulière pour le journalisme. A la suite de quoi, il a laissé une série de textes de guerre qu'il est passionnant de relire quelques soixante ans après. J'en tire une brève séquence, celle qui concerne sa première nuit sur le sol de France après le débarquement en Provence en 1945 : " Toute la nuit j'ai dormi sous les pins, à même la terre de France retrouvée. La terre était sèche et sentait bon, et pour rien au monde je n'aurais changé cette couche royale contre un lit... ". C'était neuf jours avant sa mort...

Il fût abattu un jour de l'été 1945, celui-là même où Paris sera libéré. Après diverses expériences risquées dont il s'était tiré miraculeusement intact, croyant toujours à la baraka, il s'était lancé derrière une unité de tirailleurs de la troisième Division d'Infanterie Algérienne, à l'assaut des pentes de Notre-Dame de la Garde à Marseille.
L'abrogation du décret Crémieux

Le quatrième et dernier professeur dont je souhaite rappeler le souvenir était Israélite. Il s'appelait Cohen-Bacri et fut mon professeur de mathématiques en sixième. Pourquoi est-ce que je désire en parler aujourd'hui ? Parce que c'était un homme remarquable à tous points de vue et d'une exceptionnelle rigueur dans l'accomplissement de ses tâches quotidiennes d'enseignant. Il n'hésitait pas, le cas échéant, à nous donner des leçons de morale, car si à l'époque celles-ci étaient enseignées encore de façon courante à l'école primaire, elles étaient sans doute considérées comme acquises une fois pour toutes dans l'enseignement secondaire.

Donc, il arrivait à Monsieur Cohen-Bacri, sans doute après avoir aperçu un élève tirer sur une clope du côté des WC, d'arrêter son cours pour nous mettre en garde, et d'essayer de nous faire peur en nous disant que fumer faisait perdre la mémoire. Un autre jour, un peu de turbulence dans les rangs était l'occasion pour lui de s'étendre sur les problèmes de comportement et du respect que l'on doit tant à l'encadrement du lycée qu'à ses propres parents. Parfois irrité par certaines fautes de français relevées dans les copies, il interrompait sa leçon pour nous faire un petit discours sur la syntaxe ou l'orthographe. Monsieur CohenBacri était donc un éducateur au plein sens du terme qui avait à cœur de faire de nous non seulement des hommes instruits, mais aussi des hommes complets.

Après la sixième, je n'ai plus eu Monsieur Cohen-Bacri comme professeur, mais sa réputation courait toujours dans l'enceinte du Grand Lycée. Or un jour, c'était à la fin de l'année 1940, je compris à travers un certain nombre de conciliabules autour de moi qu'il allait se passer quelque chose de grave au lycée. En fait, le fameux décret Crémieux qui avait accordé la citoyenneté aux Juifs d'Algérie et datant de 1871, avait été abrogé par le gouvernement Pétain le 4 octobre 1940. Un certain nombre de mesures en découlait. Parmi celles-ci, outre la perte de citoyenneté, l'obligation aux fonctionnaires de quitter leurs postes et aux élèves de quitter l'enseignement public.

Personnellement je fus scandalisé par cette mesure de mise à l'écart, en particulier d'un encadrement dont on ne pouvait que louer les grandes qualités et dont on pouvait difficilement mettre en cause l'attachement au pays. Ce que laissaient donc entendre tous ces chuchotements autour de moi, c'est que nos professeurs et nos camarades Israélites allaient tout simplement être mis à la porte...

Donc ce jour-là, nous observions à quelques uns le grand escalier qui montait chez le proviseur, car les plus renseignés connaissaient l'heure à laquelle les professeurs menacés d'exclusion étaient convoqués (je crois que c'était onze heures). Nous les vîmes monter, puis redescendre dix minutes plus tard en groupe et se diriger vers la sortie. Sur le visage de chacun se lisaient la tristesse et la désolation. J'aperçus mon ancien professeur au milieu, l'air grave et impassible. Seules ses épaules affaissées traduisaient le désarroi qu'il devait éprouver. Je pense que la mission dont avait dû s'acquitter ce jour-là notre proviseur, Monsieur Lalande, n était pas des plus réjouissantes. Ce fut sans doute une épreuve terrible pour lui, car c'était un brave homme.

Devant ces mesures iniques, la population d'Alger resta silencieuse. Certes, comme en France, elle était partagée entre opposants au régime et Pétainistes à tout crin. Je dois dire cependant que les inconditionnels du Maréchal Pétain étaient de loin les plus nombreux. Ceci était parfaitement compréhensible dans ce pays d'Algérie où vivait une population composite en état permanent de stabilité fragile. Vis-à-vis d'une importante communauté musulmane dont les revendications n'avaient pas toujours été satisfaites, il existait un soupçon d'inquiétude qui faisait qu'il était très difficile pour les Européens, et encore plus pour ceux qui n'étaient pas originaires de Métropole, de s'écarter de la légitimité vis-à-vis du pouvoir central. Car la légitimité, c'était la fidélité à la France, c'était la sécurité, c'était la cohésion, c'était le moyen d'éviter l'aventure.

Ici plus qu'ailleurs, plus qu'en Métropole, il était indispensable de s'accrocher à un môle de valeurs précises.

Les cérémonies patriotiques étaient fréquentes et attiraient toujours les foules ( Parmi lesquelles beaucoup de musulmans, spécialement de médaillés fiers d'exhiber leurs décorations.). Etre patriote, c'était donc crier: " Vive le Maréchal! ", spécialement chez les non originaires de Métropole qui se voulaient plus français que les Français venus de France, et qui montrèrent par la suite de quels sacrifices ils étaient capables en courant à la délivrance du pays. En ce qui me concernait, pour moi qui avait parfaitement compris les ressorts de ces comportements, je n'en ai jamais voulu à personne de ne pas partager mes opinions qui n'étaient évidemment pas celles défendues par les thuriféraires de la " Révolution Nationale ". Je regrette seulement que le général de Gaulle ait porté un jugement aussi sommaire sur ce peuple français d'Algérie, qu'il n'ait pas essayé de mieux analyser les motivations profondes qui l'ont animé dans ses opinions comme dans ses réactions.

Vis-à-vis des Israélites d'Algérie, il n'y avait Jamais eu véritablement de rancœur ni de haine. D'ailleurs le peuple d'Algérie, si divers dans sa composition, vivait en cohabitation calme, ce qui n'empêchait pas de temps à autre quelques traits d'esprit, quelques moqueries des uns vis-à-vis des autres. L'abrogation du décret Crémieux fut donc accueillie dans le silence, sans commentaire, sans doute avec un sentiment de honte pour les uns, mais sans témoignage de satisfaction apparent non plus pour la grande majorité des autres, même de la part de ceux qui comptaient parmi les plus acquis à la cause du Maréchal Pétain

Je crois utile de rappeler que si l'on avait offert en 1870 la nationalité française aux Israélites d'Algérie et que ceux-ci l'avaient acceptée avec empressement, la population restante des autochtones, à qui une offre semblable sera faite plus tard, l'avait refusée car celle-ci lui faisait obligation de renoncer à son statut de droit musulman, ce quelle ne voulait pas. L'égalité pour tous sera néanmoins acquise en 1947. D'une manière générale, la politique qui fût menée vis-à-vis de la communauté musulmane fût particulièrement incohérente et maladroite.

J'en dirai un mot un peu plus loin

(1) Ecrivain très estimé en Algérie, auteur de la fameuse parodie du Cid
(2) Galette de pain