UNE SCOLARITÉ AU LYCÉE BUGEAUD
Lorsque j'entrai au lycée Bugeaud en octobre 1935, je me suis senti
dans un univers totalement différent de tout ce que j'avais connu
jusqu'alors. J'avais en effet accompli toute ma scolarité primaire
dans des écoles dirigées par mon père, donc dans
' l'enseignement dit des " Indigènes ". Je n'avais toujours
connu comme compagnons de classes que de jeunes Arabes parmi lesquels
j'avais presque toujours été le seul Européen. Ces
enfants, avec lesquels je me suis toujours entendu parfaitement, étaient
tous plus âgés que moi, de deux ans en moyenne, ce qui était
normal compte tenu du fait que lorsqu'ils entraient au cours préparatoire,
ils ne parlaient pas le français. Lorsque je me suis retrouvé
au cours supérieur, l'un d'entre eux était même déjà
marié! Il avait quinze ans. Surprise de mon père lorsque
je le lui appris, car il l'ignorait totalement.
Tout ceci explique qu'il me fallut un certain temps d'adaptation pour
apprendre à cohabiter au lycée avec des garçons de
mon âge, et qui plus est " Européens ". Car en
Algérie, on ne disait pas " Français " pour désigner
les éléments non musulmans. Il est vrai que les Européens,
c'était un mélange de Français de souche, d'Italiens,
d'Espagnols, de Maltais, auxquels s'ajoutaient les Israélites (on
n'employait pas le terme juif), citoyens français depuis la promulgation
du décret Crémieux, puis de ci, de là, des représentants
de tous les peuples vivant dans l'environnement méditerranéen.
Nous avions des professeurs de très haut niveau, la plupart agrégés.
Il est vrai que l'Académie d'Alger qui avait une excellente réputation,
était très demandée par les jeunes professeurs en
début de carrière. Ils étaient attirés par
de meilleurs salaires, des conditions de vie plus faciles, en particulier
le bénéfice d'un climat agréable qui nous offrait
des périodes d'hiver où parfois pendant des semaines le
soleil resplendissait dans un ciel d'un bleu profond, d'un bleu superbe,
dégagé de toute trace d'humidité. Certes les étés
étaient très chauds, mais il y avait la mer, et puis les
trois mois de vacances d'affilée dont on bénéficiait
à l'époque, permettaient réellement de s'échapper
pour profiter de longs séjours en Métropole.
C'est d'ailleurs ce que nous faisions avec mes parents, tout au moins
jusqu'au moment où la guerre et l'occupation nous ont interdit
la traversée de la Méditerranée. Chaque année
en effet, dès les premiers jours du mois de juillet, nos places
étaient retenues sur un paquebot en partance pour la Métropole
et nous ne rentrions à Alger que dans les derniers jours du mois
de septembre.
Au son du tambour
Pour en revenir au Lycée Bugeaud, je me souviens d'y avoir passé
des jours particulièrement heureux. L'imposant édifice qui
contribuait à former quelques deux mille cinq cents élèves
jouxtait le quartier de la Kasbah qui était en fait une ville dans
la ville. A l'intérieur du Lycée, trois grandes cours parallèles.
La cour centrale, la plus large, était dominée par une horloge
qui sonnait les heures comme les quarts d'heures que j'entendais de mon
lit, et encore mieux quand le vent soufflait dans la bonne direction.
Ceci me permettait le matin de régler mon lever de façon
à me trouver dans ma salle de classe juste pour le début
des cours.
Au moment de l'entrée en classe, dans cette cour centrale, face
à l'horloge, un garçon en tablier gris, équipé
d'un tambour, surveillait l'heure tout en jouant légèrement
des baguettes sur la peau tendue de son instrument, car c'est lui qui
donnait le signal du début ou de la fin des cours. Lorsque la grande
aiguille arrivait en haut du cadran, il déclenchait son roulement
de tambour, puis passait très vite dans la cour de gauche, pour
revenir ensuite dans la cour de droite. En classe, lorsque nous entendions
le tambour, pressés de sortir, nous disions au professeur qui faisait
parfois semblant de ne pas entendre : " M sieur ça roule "
!
Deux ans après mon entrée au Lycée Bugeaud, on supprima
cette survivance de l'ère napoléonienne qu'était
notre tambour pour le remplacer par une sonnette électrique dans
chacune des cours. Je jugeai cette modernisation tout à fait regrettable,
d'autant que ces sonnettes émettaient un son particulièrement
strident, désagréable, qui nous perçait les oreilles.
Notre tambour, avec son aspect un peu vieillot, un peu rétro, sympathique
et rassurant, car ses vibrations me prenaient aux tripes, donnait ainsi
à notre vie de lycéens une connotation un peu militaire
qui n'était pas pour me déplaire. Nous vivions en effet
dans des années où la situation politique était préoccupante,
où l'on commençait à entendre d'inquiétants
bruits de bottes sur nos frontières métropolitaines de l'est.
Et pour moi, ce tambour qui résonnait sous les arcades de notre
bon vieux lycée, était comme une invite pour chacun d'entre
nous à ne pas baisser la garde devant les menaces qui pesaient
sur la paix et dont on commençait à sentir les prémisses.
Hélas, tout le monde ne l'entendait pas ainsi. Trop nombreux étaient
ceux qui niaient le danger en se réfugiant dans la confortable
conviction que de toute façon nous n'avions rien à craindre,
parce que nous étions " les plus forts ". Et puis, il
y avait les pacifistes qui estimaient que la meilleure attitude était
de donner l'exemple en montrant bien qu'on ne voulait plus faire la guerre...,
sans se douter qu'avec de tels comportements, ils servaient les intérêts
et les ambitions d'Adolf Hitler. Un exemple: à l'occasion du 11
novembre 1938, au moment où les périls commençaient
à sérieusement se concrétiser, on va prendre la décision
de nous conduire, nous les élèves du lycée, au cinéma
" Le Marignan ", où l'on nous imposa une séance
assez surprenante. Au cours de celle-ci, on ne trouva rien de mieux que
de nous faire visiter pendant plus d'une heure les cimetières militaires
de France et les monuments commémorant les victimes de la dernière
guerre. Les images que l'on nous offrait, étaient accompagnées
d'un commentaire démobilisateur du style " surtout plus jamais
ça "!
Qui était responsable d'une telle absurdité ? Je n'avais
que quatorze ans, mais je fus personnellement scandalisé. Il est
certain que l'Etat, en négligeant d'éclairer sa jeunesse
sur les réalités qui l'attendaient, se préparait
très mal à résister à la montée du
fascisme. Un an et demi plus tard, l'invasion des hordes germaniques et
l'effondrement en quelques semaines de notre défense et du moral
de la nation ont été la dramatique sanction de ce genre
d'incohérences.
Un encadrement bien sympathique
Mon année de sixième fût pour moi une année
de transition pleine d'intérêt et de découvertes.
Nous avions un vieux proviseur, façon dix-neuvième siècle,
qui avait la mine sévère et portait un lorgnon. Il s'appelait
Sauvage. Mon père était venu me présenter à
lui quelques jours avant la rentrée des classes. L'occasion pour
moi de remarquer qu'il portait des brodequins lacés très
haut sur les chevilles. Cela faisait un peu vieux jeu, même à
l'époque.
Le censeur quant à lui, n'avait plus un cheveu sur la tête,
une véritable boule de billard. Par contre, il avait une énorme
barbe poivre et sel qui descendait bas sur sa poitrine. C'était
un brave homme toujours très arrangeant pour les retards ou autres
peccadilles dont nous nous rendions coupables et pour lesquels nous allions
le voir en serrant les fesses.
Le surveillant général était un petit homme avec
des moustaches en croc qui, lorsque les élèves ne se rassemblaient
pas assez vite, partait à grandes enjambées sous les arcades
en poussant de grands coups de gueule, le mufle en avant. C'est pourquoi
nous l'avions appelé " marcassin ".
Quant à nos pions, nous en avions toute une pléiade qui
sous des dehors qui se voulaient parfois sévères, étaient
au fond bien sympathiques. Certains m'ont laissé un souvenir marquant:
particulièrement celui qui me faisait le plus peur. C'était
un immense Alsacien, avec un fort accent du terroir qui, lorsqu'il s'en
prenait à un coupable, le fixait de ses grands yeux bleus grands
ouverts et l'admonestait d'une voix de stentor. Mais, en fait, je crois
qu'il n'avait jamais puni personne. A l'opposé, nous en avions
un qui paraissait tout à fait insignifiant, périt et fluet.
Cruellement nous l'avions affublé du sobriquet de " pisse
trois gouttes ".
Un cours d'histoire romaine sur le forum de Tipaza
Notre professeur d'histoire et de géographie tout nouvellement
débarqué, il s'appelait Courtois, était bien le plus
jeune professeur du lycée, puisqu'à la fin de notre sixième,
c'est lui qui revêtu de sa robe noire et coiffé d'une toque,
sera chargé du discours traditionnel à la remise des prix
de fin d'année. Notre professeur avait un sens inné du contact
avec ses élèves. Il lui arrivait parfois dans le cadre de
son enseignement de prendre d'heureuses initiatives.
C'est ainsi que deux ans après (j'étais en quatrième
avec lui), il décida de nous emmener un dimanche à Tipaza,
petite cité en même temps que port romain, à quelques
soixante-dix kilomètres à l'ouest d'Alger. Dans les environs
de Tipaza, sur les hauteurs des collines qui bordent le littoral, se trouve
également un curieux monument très ancien, ayant la forme
d'un dôme bien arrondi, se voyant de très loin et dont on
ne connaît pas l'origine. Ce monument s'appelle " le tombeau
de la chrétienne ". De quelle chrétienne s'agit-il
? Je crois que personne n'en a jamais rien su...
Nous partîmes donc en car par une belle journée de printemps.
Notre matinée se passa à visiter les ruines surplombant
le bord de mer rocheux où l'on pouvait apercevoir les vagues contours
d'une installation portuaire. Au cours de la matinée ensoleillée,
enveloppés dans un air doux et plein de senteurs méditerranéennes,
nous allions aussi fureter autour des sarcophages. En creusant à
la main la terre molle dont ils étaient remplis, nous en avions
tiré quelques ossements ou quelques crânes, le site n était
à l'époque apparemment pas tellement surveillé. Puis
après notre pique-nique, notre professeur, debout sur le forum
et prenant une pose de tribun romain revêtu de la toge, nous fit
un cours d'histoire ancienne, ce qui ne manqua pas de nous impressionner
profondément.
Cette journée à Tipaza, réussie à tous points
de vue, m'a laissé un souvenir assez magique qui ne s'est pas effacé
avec le temps. Il faut dire qu'à cette époque, nous étions,
nous Français, gonflés de l'orgueil de la réussite
de notre " mission civilisatrice ". Nous éprouvions le
sentiment d'être dans ce pays les héritiers de Rome. D'ailleurs
les Arabes ne nous appelaient- ils pas les " Roumis " ?
Nous étions fiers de penser que nous avions repris le flambeau
que les légions romaines avaient laissé tomber après
que celles-ci durent quitter ce pays précipitamment sous la poussée
des hordes barbares. Pour certains agriculteurs romains, les départs
se firent même de façon si brutale qu'ils laissèrent
parfois leurs titres de propriété dissimulés dans
des caches, pensant sans doute revenir un jour... Vingt-cinq ans après
cette visite à Tipaza, le même scénario va se reproduire
pour les Français d'Algérie. Ils devront eux aussi tout
abandonner brusquement, et quitter ce pays sans espoir de retour...
Un curieux système de punitions en classe
de lettres
Ma scolarité dans le secondaire se déroulera sans trop d'incidents
ni d'à-coups. Certains de mes professeurs m'ont laissé un
souvenir marquant. Je ne résiste pas au plaisir d'en citer quelques
uns avec leurs qualités et leurs travers.
Tout d'abord, ce fut ce professeur de lettres en quatrième (je
ne citerai pas son nom) qui était un véritable érudit
et nous l'a montré à maintes reprises. Il a d'ailleurs fini
sa carrière au Collège de France et à l'Institut,
car j'avais retrouvé sa trace à Paris. J'ai même été
tenté d'aller frapper à sa porte, mais finalement je n'ai
jamais osé aller l'importuner.
Ce professeur, si brillant qu'il ait été, avait quelques
manies. L'une d'elles était d'infliger des sanctions sous forme
de " punitions " dont il avait établi un barème.
Une punition, c'était l'écriture de dix fois " un "
verbe irrégulier latin, au choix, conjugué à tous
les temps. Naturellement, il fallait être complètement idiot
pour choisir un autre verbe que " eo " (aller en latin). Et
la punition commençait ainsi, au présent: eo, is, it, imus,
iris, eunt,... à l'imparfait: ibam, ibas, ibat, etc. Dix fois à
tous les temps, même si le verbe était court, cela faisait
quand même beaucoup !
Son barème, autant que je me souvienne, c'était : une punition
pour une leçon non apprise, trois punitions pour une préparation
de français ou de latin, un thème ou une version qui n'étaient
pas faits. L'avantage du système qu'il avait mis au point, était
qu'il admettait qu'on lui remette des punitions écrites par les
camarades. Ces punitions étaient donc devenues une espèce
de monnaie qui s'échangeait et avec laquelle pouvaient aussi se
produire des phénomènes d'inflation comme on le verra un
peu plus loin.
Le lundi matin, après avoir posé sa serviette sur son bureau
et baillant de lassitude, car il avait toujours quelque peine à
se mettre au travail, il ouvrait son cahier répertoire et ses premières
questions étaient : " Qui na pas étudié sa leçon
? Un tel, une punition, un tel, une punition, etc. Qui na pas fait sa
préparation, son thème ou sa version ? Un tel, trois punitions,
un tel trois punitions, etc. ".
Ensuite, on passait à la remise des punitions des sanctionnés
de la semaine précédente. Lorsqu'un élève
ne fournissait pas son compte, le reliquat manquant était doublé
pour la semaine suivante. Une fois toutes les opérations de décompte
terminées, notre professeur mettait alors la corbeille à
papier sur son bureau et d'une façon théâtrale, il
déchirait les punitions en menus morceaux, pour bien nous montrer
qu'à l'issue du cours il était inutile d'essayer de récupérer
quoi que ce soit au fond du panier. Pendant le reste du cours, il ne s'occupait
plus des fautifs. Ceux-ci avaient ainsi gagné la garantie qu'ils
ne seraient pas interrogés, et évité ainsi une sanction
plus grave et aussi plus apparente, qui aurait sans doute entraîné
une explication sévère avec leur père ou leur mère.
Mais le système de doublement des punitions non faites pouvait
avoir des conséquences redoutables. C'est ainsi qu'un de mes très
bons camarades, gentil garçon mais paresseux comme une couleuvre,
s'enferra à un point tel qu'il arriva un jour, par le jeu de ces
doublements successifs, à un total de quarante-cinq punitions !
Ainsi va se produire un phénomène d'inflation brutale que
notre camarade se trouvera dans l'incapacité de juguler. A ce stade,
celui-ci se trouva naturellement dans l'impossibilité de s'en sortir
tout seul. Devant cette situation alarmante, un grand élan de solidarité
allait se manifester et pousser toute la classe à se porter à
son secours. Chacun d'entre nous se trouva donc taxé de deux punitions
à fournir à l'imprudent. Le lundi suivant, celui-ci fier
comme Artaban, s'avança vers le bureau du professeur avec son paquet
à la main. Celui-ci compta avec soin. Le compte était bon!
Alors avec un sourire narquois, le professeur lui dit: " J'espère
que " tu " ne vas pas recommencer de si tôt "! L'occasion
pour moi de mentionner qu'au lycée, alors que le voussoiement était
la règle dans toutes les classes à partir de la sixième,
ce professeur, lui, nous tutoyait...
Hélas, la trêve ne dura pas longtemps! Deux mois après
environ, notre camarade se retrouva dans la même situation qu'auparavant,
avec à la clef une quarantaine de punitions. Cette fois-ci, écoeurés,
nous décidâmes d'un commun accord, malgré la grande
sympathie que nous lui portions, de le laisser tomber et de le laisser
se dém... tout seul. Alors le lundi suivant, lorsqu'il se présenta
au professeur avec une toute petite fraction du pensum qui lui était
réclamée, celui-ci lui intima l'ordre d'aller s'installer
au fond de la classe à une table, mais après avoir retourné
celle-ci contre le mur. Combien de jours, combien de semaines notre camarade
resta- t-il dans cette position inconfortable face au mur? Un trou dans
ma mémoire, j'avoue que je ne m'en souviens plus.
Je tiens cependant à préciser que tout ceci n'a pas empêché
notre coupable de faire une carrière très honorable dans
l'existence et d'atteindre un degré de prospérité
que beaucoup auraient pu lui envier.
On parlait déjà de lui comme d'un
apôtre
Lorsque j'entrai en classe de troisième, c'était en 1938,
le professeur de lettres qui nous fut affecté, venait de débarquer
de Métropole, arrivant de Paris plus précisément,
après avoir tout juste passé son agrégation. Il s'appelait
Fernand Pistor et était né en Algérie d'une famille
d'origine paloise. Il avait le front haut, le teint pâle, le regard
profond. Lorsqu'un élève s'adressait à lui, même
en lui posant une question farfelue, il prenait toujours un air sérieux
et concentré pour répondre, les coudes sur la table, les
mains jointes sous le menton.
Fernand Pistor était un homme remarquable à tout point de
vue, tant par la qualité et la modernité de son enseignement
que par son érudition. Il avait une manière à lui
d'établir des contacts avec les jeunes que nous étions,
sans copinage ni familiarité, qui faisait qu'il était unanimement
apprécié de tous. Edmond Brua (1) qui était son ami,
dira de lui " Il va surprendre et émerveiller ses élèves
et ses collègues par la foi ardente, l'enthousiasme lucide qu'il
apporte dans sa mission : on parle déjà de lui comme d'un
apôtre ".
Sportif, il animait l'équipe de football dont le gardien de but
était Albert Camus. Il emmenait des équipes d'élèves
dans de grandes sorties hors d'Alger. C'est ainsi qu'au cours de l'été
1941, avec quelques camarades, je l'ai rejoint au milieu de la Kabylie.
A quelques uns en effet, nous avions décidé de faire à
pied la traversée des montagnes kabyles. En partant de la petite
bourgade de Maillot où le train nous avait déposés,
nous nous engageâmes dans le massif en direction de Bougie. Notre
première étape nous conduisit à Tikjeda, " station
de ski " l'hiver (il n'y avait pas de remonte-pentes). Nous poursuivrons
ensuite en faisant l'escalade du plus haut sommet de l'Algérie,
le " Lala Khadidja ", à quelques 2 300 mètres
d'altitude.
Au cours de notre course à travers les montagnes, nous nous arrêtions
chaque soir près d'un village kabyle. Nous faisions un grand feu,
et les villageois venaient s'asseoir tout autour de nous, après
nous avoir apporté des ufs et des " kessras " (2),
contre espèces sonnantes et trébuchantes. A l'évidence,
ces gens-là, certes très pauvres (ils le sont toujours),
ne nous donnaient pas l'impression, vues les franches et sympathiques
relations de confiance et d'amitié qui s'établissaient immédiatement
entre nous, d'être particulièrement opprimés par la
colonisation dont nous étions les représentants. D'ailleurs
nos parents, sachant que nous nous déplacions dans ces régions
perdues, ne se sont jamais fait une once d'inquiétude à
notre sujet. La paix française régnait. On peut mesurer
ce qu'est devenue aujourd'hui la stabilité de ce pays d'Algérie
sous la poussée des intégrismes religieux. Quel groupe de
jeunes garçons oserait faire aujourd'hui ce que nous avions accompli
à l'époque avec un sac sur le dos ?
De Fernand Pistor, j'ai appris par la suite, ce dont j'étais tout
à fait inconscient au temps de ma prime jeunesse, à quel
point il était apprécié dans les cercles littéraires
d'Algérie. Dans le domaine des lettres, il avait manifesté
très tôt des dons exceptionnels. Il avait en effet quinze
ans lorsqu'il avait publié ses premières poésies.
Aussi est-ce avec une très grande tristesse que peu de temps après
la fin de la guerre, j'appris qu'il avait été tué
au combat le 25 août 1944 à Marseille.
Mobilisé une première fois en 1939, il s'était illustré
comme maréchal des logis au cours de la débâcle de
1940, ce qui lui avait permis de gagner deux citations. Après le
débarquement allié du 8 novembre 1942, il choisit de s'engager
comme correspondant de guerre pour la Tunisie et se découvrit une
attirance particulière pour le journalisme. A la suite de quoi,
il a laissé une série de textes de guerre qu'il est passionnant
de relire quelques soixante ans après. J'en tire une brève
séquence, celle qui concerne sa première nuit sur le sol
de France après le débarquement en Provence en 1945 : "
Toute la nuit j'ai dormi sous les pins, à même la terre de
France retrouvée. La terre était sèche et sentait
bon, et pour rien au monde je n'aurais changé cette couche royale
contre un lit... ". C'était neuf jours avant sa mort...
Il fût abattu un jour de l'été 1945, celui-là
même où Paris sera libéré. Après diverses
expériences risquées dont il s'était tiré
miraculeusement intact, croyant toujours à la baraka, il s'était
lancé derrière une unité de tirailleurs de la troisième
Division d'Infanterie Algérienne, à l'assaut des pentes
de Notre-Dame de la Garde à Marseille.
L'abrogation du décret Crémieux
Le quatrième et dernier professeur dont je souhaite rappeler le
souvenir était Israélite. Il s'appelait Cohen-Bacri et fut
mon professeur de mathématiques en sixième. Pourquoi est-ce
que je désire en parler aujourd'hui ? Parce que c'était
un homme remarquable à tous points de vue et d'une exceptionnelle
rigueur dans l'accomplissement de ses tâches quotidiennes d'enseignant.
Il n'hésitait pas, le cas échéant, à nous
donner des leçons de morale, car si à l'époque celles-ci
étaient enseignées encore de façon courante à
l'école primaire, elles étaient sans doute considérées
comme acquises une fois pour toutes dans l'enseignement secondaire.
Donc, il arrivait à Monsieur Cohen-Bacri, sans doute après
avoir aperçu un élève tirer sur une clope du côté
des WC, d'arrêter son cours pour nous mettre en garde, et d'essayer
de nous faire peur en nous disant que fumer faisait perdre la mémoire.
Un autre jour, un peu de turbulence dans les rangs était l'occasion
pour lui de s'étendre sur les problèmes de comportement
et du respect que l'on doit tant à l'encadrement du lycée
qu'à ses propres parents. Parfois irrité par certaines fautes
de français relevées dans les copies, il interrompait sa
leçon pour nous faire un petit discours sur la syntaxe ou l'orthographe.
Monsieur CohenBacri était donc un éducateur au plein sens
du terme qui avait à cur de faire de nous non seulement des
hommes instruits, mais aussi des hommes complets.
Après la sixième, je n'ai plus eu Monsieur Cohen-Bacri comme
professeur, mais sa réputation courait toujours dans l'enceinte
du Grand Lycée. Or un jour, c'était à la fin de l'année
1940, je compris à travers un certain nombre de conciliabules autour
de moi qu'il allait se passer quelque chose de grave au lycée.
En fait, le fameux décret Crémieux qui avait accordé
la citoyenneté aux Juifs d'Algérie et datant de 1871, avait
été abrogé par le gouvernement Pétain le 4
octobre 1940. Un certain nombre de mesures en découlait. Parmi
celles-ci, outre la perte de citoyenneté, l'obligation aux fonctionnaires
de quitter leurs postes et aux élèves de quitter l'enseignement
public.
Personnellement je fus scandalisé par cette mesure de mise à
l'écart, en particulier d'un encadrement dont on ne pouvait que
louer les grandes qualités et dont on pouvait difficilement mettre
en cause l'attachement au pays. Ce que laissaient donc entendre tous ces
chuchotements autour de moi, c'est que nos professeurs et nos camarades
Israélites allaient tout simplement être mis à la
porte...
Donc ce jour-là, nous observions à quelques uns le grand
escalier qui montait chez le proviseur, car les plus renseignés
connaissaient l'heure à laquelle les professeurs menacés
d'exclusion étaient convoqués (je crois que c'était
onze heures). Nous les vîmes monter, puis redescendre dix minutes
plus tard en groupe et se diriger vers la sortie. Sur le visage de chacun
se lisaient la tristesse et la désolation. J'aperçus mon
ancien professeur au milieu, l'air grave et impassible. Seules ses épaules
affaissées traduisaient le désarroi qu'il devait éprouver.
Je pense que la mission dont avait dû s'acquitter ce jour-là
notre proviseur, Monsieur Lalande, n était pas des plus réjouissantes.
Ce fut sans doute une épreuve terrible pour lui, car c'était
un brave homme.
Devant ces mesures iniques, la population d'Alger resta silencieuse. Certes,
comme en France, elle était partagée entre opposants au
régime et Pétainistes à tout crin. Je dois dire cependant
que les inconditionnels du Maréchal Pétain étaient
de loin les plus nombreux. Ceci était parfaitement compréhensible
dans ce pays d'Algérie où vivait une population composite
en état permanent de stabilité fragile. Vis-à-vis
d'une importante communauté musulmane dont les revendications n'avaient
pas toujours été satisfaites, il existait un soupçon
d'inquiétude qui faisait qu'il était très difficile
pour les Européens, et encore plus pour ceux qui n'étaient
pas originaires de Métropole, de s'écarter de la légitimité
vis-à-vis du pouvoir central. Car la légitimité,
c'était la fidélité à la France, c'était
la sécurité, c'était la cohésion, c'était
le moyen d'éviter l'aventure.
Ici plus qu'ailleurs, plus qu'en Métropole, il était indispensable
de s'accrocher à un môle de valeurs précises.
Les cérémonies patriotiques étaient fréquentes
et attiraient toujours les foules ( Parmi lesquelles beaucoup de musulmans,
spécialement de médaillés fiers d'exhiber leurs décorations.).
Etre patriote, c'était donc crier: " Vive le Maréchal!
", spécialement chez les non originaires de Métropole
qui se voulaient plus français que les Français venus de
France, et qui montrèrent par la suite de quels sacrifices ils
étaient capables en courant à la délivrance du pays.
En ce qui me concernait, pour moi qui avait parfaitement compris les ressorts
de ces comportements, je n'en ai jamais voulu à personne de ne
pas partager mes opinions qui n'étaient évidemment pas celles
défendues par les thuriféraires de la " Révolution
Nationale ". Je regrette seulement que le général de
Gaulle ait porté un jugement aussi sommaire sur ce peuple français
d'Algérie, qu'il n'ait pas essayé de mieux analyser les
motivations profondes qui l'ont animé dans ses opinions comme dans
ses réactions.
Vis-à-vis des Israélites d'Algérie, il n'y avait
Jamais eu véritablement de rancur ni de haine. D'ailleurs
le peuple d'Algérie, si divers dans sa composition, vivait en cohabitation
calme, ce qui n'empêchait pas de temps à autre quelques traits
d'esprit, quelques moqueries des uns vis-à-vis des autres. L'abrogation
du décret Crémieux fut donc accueillie dans le silence,
sans commentaire, sans doute avec un sentiment de honte pour les uns,
mais sans témoignage de satisfaction apparent non plus pour la
grande majorité des autres, même de la part de ceux qui comptaient
parmi les plus acquis à la cause du Maréchal Pétain
Je crois utile de rappeler que si l'on avait offert en 1870 la nationalité
française aux Israélites d'Algérie et que ceux-ci
l'avaient acceptée avec empressement, la population restante des
autochtones, à qui une offre semblable sera faite plus tard, l'avait
refusée car celle-ci lui faisait obligation de renoncer à
son statut de droit musulman, ce quelle ne voulait pas. L'égalité
pour tous sera néanmoins acquise en 1947. D'une manière
générale, la politique qui fût menée vis-à-vis
de la communauté musulmane fût particulièrement incohérente
et maladroite.
J'en dirai un mot un peu plus loin
(1) Ecrivain très estimé en Algérie, auteur de la
fameuse parodie du Cid
(2) Galette de pain
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