Même les très bons
élèves n'échappaient point - jadis - aux foudres
académiques! En témoigne ce court extrait des souvenirs
d'Emlle Morinaud retrouvé dans les Mémoires de celui qui
devait devenir un maire célèbre de Constantine et l'un des
grands bâtisseurs de la ville.
Sans histoire, je fis, au lycée d'Alger, une excellente rhétorique,
passant la première partie du baccalauréat et remportant,
à la fin de l'année, tous les succès que peut désirer
un père.
Pendant les vacances, j'eus le bonheur d'être l'invité de
M. Lochard, qui m'apprit à tirer au fusil.
Je rentrais ensuite à Alger pour faire ma philosophie, mais je
ne devais pas la terminer au lycée. Nous étions mal nourris,
et nous avions vainement présenté des réclamations
à ce sujet.
N'ayant obtenu aucune satisfaction, nous décidâmes alors
de frapper un grand coup : de nous " révolter ".
Un soir, au dîner, nous plantâmes, dans le plat de macaronis
qu'on nous avait servi, une grande cuiller qui se tint debout sans peine;
puis, après cette démonstration, nous refusâmes de
manger.
Sortis du réfectoire, nous nous répandîmes dans la
cour en hurlant. Ce fut un chahut en règle. Nous ne devions regagner
notre dortoir qu'une heure après avec nos camarades, dont René
Viviani qui devait faire par la suite, une si magnifique carrière.
Nous passions, tous deux, pour les chefs du mouvement. À peine
arrivés au dortoir, le surveillant général
nommé Oliviéri m'interpella en ces termes: « Vous
êtes un sacrrrripant, et vous finirrrez sur l'échafaud
".
Le proviseur, sur ces entrefaites, arriva au dortoir. Il nous demanda
de nous calmer, nous promettant que, dans ce cas, il n'y aurait pas de
répression. À quoi je répondis insolemment: "
Peut-on avoir confiance en votre parole ? "
Sur cette injure, je fus invité à sortir immédiatement,
et je fus conduit à la conciergerie, où l'on me mit instantanément
à la porte du lycée.
Le lendemain matin, Viviani sortit à son tour de l'étude;
il rencontra le censeur qui lui demanda : " Où allez-vous
comme cela? ". À quoi, Viviani répondit: "
Je m'en vais, j'en ai assez de votre boîte ", et il
prit aussitôt la porte.
Comme j'étais un des premiers de la classe de philosophie et que
l'on comptait sur moi pour le concours général, les professeurs
réclamèrent une amnistie pour moi et pour Viviani qui était
premier en français. Elle fut catégoriquement refusée.
Nous fîmes - avec Viviani, Gavault et de Cottens futurs auteurs
dramatiques - une réunion de protestations véhémentes
au café Glacier, place du square Bresson. Il y eut là quelques
discours violents, frénétiquement applaudis, mais, comme
résultat, ce fut bien entendu négatif. Nous rentrâmes
dans nos familles. Mon père me fit une réception assez fraîche,
puis il m'envoya au lycée de Constantine.
Là, le proviseur Pâris - au nom mythologique - déclara
qu'il allait prendre des renseignements avant de me recevoir, et il me
donna rendez-vous pour le lendemain. À cette seconde entrevue,
il m'apprit que j'étais chassé de tous les lycées
et que, de ce fait, il lui serait absolument impossible de me recevoir
dans son établissement.
Je rentrai à Djidjelli. J'annonçai la fâcheuse nouvelle
à mon père qui me demanda: " Que veux-tu faire ?
".
" Terminer seul mes études ".
" Très bien, conclut-il, à toi de montrer
que tu es un homme ".
Je me remis au travail. On me vit, avec mes livres, étudier jusque
dans la campagne, et je passai ma philosophie assez brillamment.
Viviani n'eut pas la même chance; alors, il entra à Marseille,
dans une boîte à bachot. Il fut reçu en octobre, commença
son droit aussitôt à Alger, et le termina à Paris
où son splendide talent d'écrivain et d'orateur lui assura
les plus brillants succès : il fut - on le sait - plusieurs fois
ministre et même président du Conseil.
En somme, cette révolte lycéenne ne nous a pas trop porté
malheur.
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