sur site le 14-05-2004
-Notre bon et très fameux lycée Bugeaud
Souvenirs du lycée Bugeaud
par Bertrand Vanhoutte

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Bertrand Vanhoutte
Le 12 mai 2004
Souvenirs du Lycée Bugeaud à Alger


------------Il n'est pas si facile de donner ses souvenirs du lycée Bugeaud quand son propre père y était prof', et que de plus on l'a eu deux fois comme professeur principal, en 6ème et en 3ème.

------------Donc, parlons un peu de lui d'abord. Il n'était pas si commode à vivre, n'est-ce pas, surtout pour ses deux fils, qu'il traitait fort durement en classe. Mais qu'il me suffise de rapporter quelques souvenirs très postérieurs à 1962. Aux alentours de 1996, je cherchais à traverser, sur le refuge central, la rue rue Royale à côté de la Madeleine, à Paris, quand quelqu'un seul en voiture me hèle (il devait être de quelques années d'écart d'âge avec moi) : " Monsieur Vanhoutte ! ". Je regarde, et je ne reconnaissais nullement cette personne, qui à vrai dire ne me connaissait pas réellement, mais qui me dit " vous ressemblez tellement à votre père que j'ai eu comme professeur au lycée Bugeaud ". Je monte dans sa voiture, et nous avons fait un tour du quartier ensemble pour évoquer quelques souvenirs, et je regrette de ne pas même me souvenir de son nom. Une autre anecdote : je subissais une visite médicale d'un professeur endocrinologue de Lariboisière à Paris, début 2003, quand ce professeur de médecine me dit " n'aviez-vous pas quelqu'un de votre famille dans l'enseignement ? Si bien sûr, mon père. - Eh oui, c'était lui, et j'étais en 6ème et 5ème au lycée de saint Cloud (donc au début des années 60) et il m'a tellement marqué ". Je pourrais multiplier ainsi, et j'ai pu mesurer l'impact que mon père avait eu sur plusieurs générations de jeunes gens.

------------En classe, il était sévère, mais je me suis parfois bien amusé. Par exemple en 6ème quand il mimait le coq du poème Chanteclair, en gonflant les joues, en roulant les yeux, en soulevant ses pieds très haut au milieu des éclats de rire de la classe ; une fois à la maison, humilié, je lui avais dit " papa, tu manques de dignité " ; il avait beaucoup ri. Il s'était cassé un bras quand j'étais en 5ème, et avec mon frère nous devions nous partager les tâches, puisqu'il ne pouvait écrire : l'un écrivait les notes à l'encre rouge, et l'autre classait les copies par ordre décroissant de notes - ah, les petits côtés des fils de prof ! Il nous faisait, à toute la classe, jouer des scènes de Molière en 3ème, ou bien en latin il fallait cravacher … Alors, je savais où étaient à la maison les traductions de César et de Cicéron, je prenais les traductions (en douce bien sûr, et avec risque, étant donné ce que je savais des foudres paternelles), et je les recopiais en y introduisant savamment quelques fautes, avec la stratégie secrète d'avoir environ 14 ; c'est ainsi que je suis devenu, je le crois, excellent en latin, en faisant des fautes exprès ! Il ne s'est aperçu de rien, et il était contrarié quand je lui ai raconté tout cela alors qu'il était à la retraite.

------------Etre fils de prof, c'était aussi voir l'envers du décor. Le proviseur, Monsieur Fresneaux, régnait sur tout cela, un peu notable local, un peu " intellectuel ", appréciant les civilités que lui faisaient les profs. Que craint-on d'un gamin de 12 ou 13 ans. Parfois nous déjeunions chez eux, et j'entendais parler des soucis que lui causaient tel ou tel membre du corps enseignant. Il y avait notamment une jeune prof martiniquaise d'une beauté stupéfiante, qui marchait comme une reine, et un soupir universel traversait la cour centrale avec elle quand elle y défilait et montait dans les étages ; elle savait son impact très fort, mais elle sous-estimait les tourments qu'elle causait, adoptant parfois des tenues vestimentaires provocantes pour l'époque ; finalement elle n'est pas restée longtemps, et le proviseur l'a orientée vers un établissement pour jeunes filles. Ou bien, une fois, nous avons déjeuné chez le proviseur avec le professeur d'espagnol, Monsieur Rousset, si chahuté, et son épouse portugaise, très intelligente ; il faisait du patin à glace, parlait bien sûr le portugais et était infiniment cultivé ; par la suite, j'ai cessé de le chahuter, ce qui ne m'a pas empêché de tricher effrontément en espagnol, emportant en " composition ", en prépa HEC, mon dictionnaire d'espagnol aux toilettes, ce qui ne m'a rendu aucun service.

------------Mon père donnait beaucoup de cours particuliers à la maison, et il y avait souvent de l'orage ! Certains étaient angoissés à l'idée de venir, et d'autres sont devenus des amis : les Chilio, les Espi, les Laget, les Devignes, les Bévilacqua, les Emery, les Peuto, les Séguret ; d'autres avaient maintenu des liens d'amitié, comme les Dimech (le père était négociant en vin), les Brocard, les Cohen Solal, les Hadjadj, les Allouche et tant d'autres. J'ai moi-même eu droit à mes cours particuliers de latin, et ce n'était pas tendre. En général, il s'adoucissait pour les filles plus que pour les garçons. " Un mot latin est toujours complément du verbe qui suit ! " Que de fois ai-je entendu tonner ce précepte sacro-saint !

------------Il y avait aussi des activités de société du corps professoral dans son entier. Je me souviens d'un rallye automobile très culturel au travers du sahel algérois. Mon père avait embarqué son Guide Bleu et son Larousse en 7 volumes ; le coffre était souvent ouvert, parce que c'était très culturel. Finalement l'affaire s'est conclue à Tipasa par un banquet dont j'étais las bien avant la fin.

------------L'année scolaire commençait par quoi donc à la maison ? Eh bien, pour faire de bons plans de loisirs, par l'examen de toutes les vacances : les vacances chrétiennes, les vacances musulmanes, les vacances juives ; la république était bonne fille à cette époque, toutes les vacances, sauf les Grandes, avaient une connotation religieuse, et le cumul des vacances n'a jamais nui aux études, puisque le lycée Bugeaud était un des meilleurs de France, en très bonne place à côté des " parisiens ". D'ailleurs, pour ceux qui ont vu les films d'Yves Robert " La Gloire de mon Père " et " Le Château de ma Mère ", très fidèles à Pagnol, il y avait dans notre vie de famille quelque chose de la même saveur méditerranéenne et studieuse, avec des principes et des libertés. Ni un professeur, ni sa femme, ni ses enfants ne pouvaient tout se permettre, ni financièrement, ni par déontologie. Et c'est aux vacances de la Toussaint de 1954, alors que nous étions à Yacouren et Azazga pour les champignons comme chaque année, que nous avons été rattrappés par l'Histoire.

------------Ma mémoire demeure hantée par ces personnages hauts en couleur, pour lequels le temps, dans le cœur des anciens que nous sommes, s'est arrêté. Souvenir, il ne reste que toi, puisque la terre ou replanter les racines des souvenirs pour leur donner un corps renouvelé a disparu. Le plus dur, c'est de mettre parfois tous les noms. Il y avait d'abord les 3 surveillants généraux, Cipriani, Gambini et Lecca, trois corses, chacun avec sa cour de récréation, puisqu'il y en avait trois ; les deux premiers avaient cet accent qui n'existe même plus en Corse aujoud'hui, quel dommage, quelle saveur perdue ! Le plus petit, le plus doux, et sans doute le plus pervers, était Cipriani, dont un fils était au lycée, et son surnom était Nimbus par ressemblance physique. Il avait en charge les plus jeunes, et quand un élève avait fait une bêtise, il se penchait vers lui pour lui parler à l'oreille, et il lui disait " que fait papa ? ". Si la réponse était du genre " médecin ", la réprimande était gentille ; par contre, si la réponse était du genre " plombier ", les deux heures de colle étaient quasiment assurées. C'est vrai qu'il ressoulevait son pantalon régulièrement, un bras devant, un bras derrière, d'un geste sec et répétitif, cela lui permettant de tenir des documents dans ses deux mains. Une mère d'élève, une fois, était arrivée dans la salle des surveillants généraux, et avait demandé au petit Monsieur qui était là " pardon Monsieur, je désire voir Monsieur Nimbus " - or c'était lui, et ça s'est entendu de loin. Gambini, lui, jouait les durs, il prenait des airs terribles de janissaire, mais il avait un cœur d'enfant. Lecca, très calme, avec une femme très douce, avait perdu son fils unique adolescent, et en privé les larmes lui venaient aux yeux rien que de parler de tous ces jeunes dont il avait la charge et qu'il aimait tendrement, comme un père, mais en secret.

------------Et puis il y avait ces malheureux pions, victimes propitiatoires, jouets vivants des élèves cruels et indisciplinés que nous étions. Péan, qui finit par devenir prof', et le roi n'était dès lors plus même son cousin. Les deux frères Guardiole, le plus jeune et le plus autoritaire, surnommé pisse-trois-gouttes à cause de son côté demi-portion, et son frère plus âgé et plus doux, venu plus tard de Ben Aknoun, dès lors surnommé pisse-deux-gouttes. Et puis il y avait celui, gris et poussiéreux comme le haut des armoires non époussetés depuis le temps où le lycée était une caserne turque, dont le nom m'échappe, mais dont le surnom était " chauffe-cul ", parce qu'il se promenait de permanence en permanence avec son petit coussin à poser sur sa chaise afin d'adoucir son derrière si maigrelet ; il déambulait dans les corridors, derrière lui des petits " chauffe-cul " fusaient, il se retournait avec impuissance, puis reprenait sa trajectoire initiale en marmonnant indéfiniment " coup de poignard dans le dos ", pauvre de lui. Je me souviens avoir été puni une fois, en première, en permanence ; j'étais au fond de la salle, à côté de Claude Bozzo et près de Jean-Claude Achard, je mets la main dans la case sous la table et je sens du papier journal enveloppant quelque chose de mou ; explorant plus loin je m'aperçois que c'était de la merde enveloppée, oui oui, alors l'agitation montait au rythme de l'odeur, et je n'y étais pour rien, mais comment se justifier ?

------------Le corps professoral mériterait une encyclopédie, et je relèverai donc seulement certains noms. Fredj bien sûr était une idole, nous l'imitions tous dans la cour, nous étions à sa dévotion, et où avait-il été chercher son accent presque alémanique que je n'ai jamais entendu que dans sa bouche ? Oui, il disait avec componction, raide et presque mécanique avec son doigt tendu, le sourcil épais, l'œil noir, " çéro-au-piquet ". Il arrivait du centre de la cour, complètement prévisible, sa grande serviette sans poignée sous la main, le geste liturgique et sécurisant, il suffisait de savoir l'ordre de la cérémonie et le moment où, en rangs, nous pourrions entrer dans la classe. Il dictait ses théorèmes lentement, méticuleusement, attentif surtout à ceux qui avaient le plus de difficultés, " premier kas d'ékalité tes triankles, etc. ", et pendant ce temps il cassait sa craie en petits bouts que très adroitement il lançait sur les têtes appliquées en train d'écrire. Et les élèves souhaitaient secrètement l'insigne honneur de recevoir un morceau de craie sur la tête, ce qui était suivi invariablement de la phrase " excuse-moi, machin, che n'ai pas fait exprès, che tire mal ". Bien sûr, plus tard, j'ai suivi ses cours particuliers, c'était presque une université libre, et, en mathélem, je m'étais pris d'affection, en géométrie, pour les transformations, par exemple les homotéties ; et je trouvais des solutions plus élégantes que les siennes, ce qui finissait par l'inquiéter ; il me regardait et disait " alors Bertrand ", et je répondais qu'il y avait une solution par transformation, qui s'avérait quatre fois plus courte, et évidemment j'étais fiérot. La famille Fredj était délicieuse, son épouse bien sûr, et aussi une fille que je trouvais très à mon goût. J'aimerais retrouver les traces de cette famille. Une fois nous étions allés à Tipasa ensemble, et je peux dire qu'il nageait nettement moins bien dans la mer que dans les mathématiques.

------------L'anglais n'était pas le point fort du lycée. Perrier était un fumiste et un fêtard, avec son collègue d'hypokhâgne ; quand il avait la flemme et qu'il fallait qu'il récupère de Dieu sait quoi, il lançait " petit papier, petit crayon ! ", ce qui provoquait un gémissement sous la traitrise, car de plus nous n'étions jamais sûrs de récupérer le corrigé ; Smith, méticuleux à l'extrême, nous faisait remplir des fiches infinitésimales. Tranchaient Evenou et Nénouchi, l'un qui nous faisait tout dessiner, mais cela nous aidait à apprendre, et l'autre qui nous faisait parler. Il y avait aussi Madame Ardisson, que nous avions en seconde, jeune, charmante, en instance de divorce et avertie de l'existence ; le bureau du prof sur l'estrade était sans protection visuelle, et les crayons et les règles tombaient, c'était un des rares cours où tout le monde se bousculait au premier rang.

------------L'histoire-géographie était riche en couleurs, avec Montlahuc, qui était très chahuté à Ben Aknoun, qui était arrivé avec la résolution que ça change, et qui y avait fort bien réussi. Il se montrait intéressant et cultivé, mais il nous faisait énormément travailler. Hilaire (surnommé bien entendu Max) faisait de grands efforts pour que nous devenions plus savants, et il y avait entre lui et les élèves une connivence ; le bruit courait qu'il avait " des douleurs intercostales ", ce qui nous paraissait très mystérieux ; un jour de février 1956 pendant son cours, à quatre heures moins cinq, étant près de la fenêtre, je poussai un cri " la neige ! ", en effet il neigeait à très gros flocons (ce qui dura plusieurs heures) ; les élèves sont devenus instantanément fous, tout le monde était debout et sautait, et il n'avait plus qu'à nous laisser sortir ; dans la cour, nous avons retrouvé tous les autres dans le même état. Hilaire nous avait initiés à la période de la Renaissance, et en interrogation écrite, sur la période de la réforme protestante, mon frère s'était lourdement trompé, et il avait longuement disserté (perseverare diabolicum) sur Calver et Luthin. Il y avait aussi Bonici, et Joulin, plutôt dans les prépas, qui commençait invariablement ses cours par la phrase " nous allons commencer par terminer … ". Et l'inénarrable Féraud, vieillissant et très porté sur la dive bouteille, avec son célèbre " dé-hors ! ". ; il était très craint, et dictait à longueur de cours, tant en histoire qu'en géographie ; j'avais trouvé un moyen imparable de l'agacer sans qu'il y puisse rien faire : j'écrivais, très mal comme toujours, sur des feuilles de classeur à même la table, avec un stylo-bille, et je m'arrangeais pour frapper violemment le stylo sur la feuille à chaque lettre, ce qui donnait un bruit de pic-vert, tactactac, à longueur de cours et procurait d'ineffables sourires en coin. Avec Féraud, nous étudiions en particulier la géographie de la France ; alors, son cours dicté devenait un guide du tastevin, avec de très longs chapitres sur la production " d'al-co-hol ".

-----------La physique était très bien équipée, et les professeurs étaient intéressants, entre autres et sans exclusive Lhermitte, Lachkar, Madame Charavin. Cette dernière, blonde et svelte, qui venait de Delacroix, avait une bonne quarantaine, était bonne pédagogue et savait se faire respecter. Un jour de mai, nous étions en travaux pratiques de je ne sais plus quelle matière de physique, et tout le monde était autour d'elle pour regarder ce qu'elle nous montrait, lunettes au nez, légèrement penchée sur la paillasse, et elle semblait étonnée de notre assiduité peu habituelle, jusqu'à ce qu'elle s'aperçoive que le bouton supérieur de sa blouse blanche s'était défait alors qu'elle portait en-dessous le minimum en raison de la chaleur. --

---------Pour cette occasion, je ne résiste pas à une autre anecdote. Je prenais des cours d'espagnol avec un ancien élève de mon père, Boldoduc, qui est mort maintenant, après une certaine célébrité ; sa mère racontait ses propres souvenirs de lycée à Alger, et notamment celui-ci, donc dans un lycée de filles : c'était un cours de physique, de l'optique, et la prof, ô lapsus significandi, au lieu de dire " vous braquez la lorgnette ", s'entend dire, et avec elle toutes ses élèves, " vous lorgnez la braguette … "

------------En lettres, à part mon père, je voudrais mentionner Charpentier et Hergot. Les deux avaient en commun de ne pas partager le sentiment politique qui nous animait tous, et de se sentir donc très à part et exclus. Cependant je leur garde un sentiment reconnaissant, parce qu'ils avaient en commun un amour authentique de la littérature, tant latine que française. Charpentier nous avait en seconde, au pire des âges, et il essayait de nous faire partager l'amour de Corneille, de Racine ou d'Alfred de Vigny, ce qui n'était pas une mince affaire. C'est avec lui que j'ai fait mon premier exposé public, sur Grandeurs et Servitudes Militaires, de Vigny. J'étais très ému, certainement peu audible, mais les copains ont été gentils ; Charpentier a fait ensuite un commentaire sur l'entrevue grandiloquente entre Napoléon et le pape Pie VII, qui était son otage (d'où le fameux " comediante, tragediante "), pour rappeler qu'il s'agissait d'un pape, ce que j'avais continûment oublié de dire, et ce qui avait fait que les élèves entendaient tout le temps " pissette, pissette ", et ne comprenaient rien à cette sinistre affaire. C'est aussi Charpentier (ou peut-être Blanchard) qui avait bénéficié de la chute du camembert ; au cœur de l'hiver, au retour du réfectoire, l'un d'entre nous avait violemment jeté un camembert au plafond, qui était très haut, le camembert était resté collé tel un futur stalactite, et les jours avaient passé ; et puis, le camembert, fatigué, soudain, était tombé, comme un coup de tonnerre par temps sec - si l'on peut dire. Charpentier était du Nord de la France, et c'était sa première année en Algérie ; il ne comprenait pas cette culture, et le vendredi, souvent, au réfectoire, nous avions un aïoli, et l'après midi avec lui était alors terrible, nous terrassés par l'ail, et lui terrassé par l'odeur d'ail.

------------Hergot était un homme d'une très grande culture, une stature incomprise, par les élèves et par ses pairs. Il a changé ma vie en provoquant chez moi une prise de conscience d'un autrement, d'un autre regard. C'est là vraiment que j'ai pris goût à la littérature et à la poésie, durant cet âge chancelant où l'homme naît dans les décombres d'une adolescence qui n'en finit pas d'enfanter un être nouveau. C'était l'époque des 18 en dissertation, et même d'une petite revanche sur Amouyel, notre grand homme, notre éternel premier en tout ; Hergot avait décidé de changer la donne, et en composition de thème latin, au lieu de donner un texte français à traduire en latin, il nous avait dicté, comme à des interprètes, un texte français que nous devions, à la dictée, transcrire directement en latin, et c'est comme ça que j'ai eu ma revanche. Cher Amouyel, je serais très heureux de te revoir ! J'avais été présenté au concours général de français, je ne me souviens plus du sujet, mais seulement que, à la grande déception de Hergot, j'avais écrit un très long poème. C'était l'adolescence, et quelque part j'ai gardé, avec jubilation, une certaine autonomie de désirs encore aujourd'hui.

------------Les mathématiques méritent un autre détour de revue " professorale ". D'abord l'évocation d'un homme sincère, calme, et qui fut l'ami des élèves en mathématiques : Blanchard. Il était patient, inusable et ferme. Sa morphologie corpulente cachait un cœur gros comme ça. Il avait une manie, celle du calembour, et sa tête de turc était Sicart, car le nom lui plaisait : " nous allons pousser Sicart à fond ", etc. Las de ces calembours, j'avais passé une demi-journée à en faire une centaine sur ce nom, du genre " Sicart avance et raille ", ou " Sicart dit gant ", ou " Sicart rit d'en terre ", et j'avais passé le tout à Blanchard à la fin d'un cours. Ce cher Sicart m'en a beaucoup voulu, n'ayant pas saisi la manœuvre, mais les calembours ont été terminés. Un fils de Blanchard était en Math-Spé, il intégrait sans redoubler Polytechnique, eh bien, il a préféré redoubler pour obtenir un meilleur classement à l'entrée, ce qu'il a réussi. Ensuite donc Monsieur Padovani, qui était un homme bon et susceptible, timide et empli de corsitude. Et moi, en mathélém, je marchais sur mon acquis, mais je ne fichais plus rien, davantage soucieux de divertissement que des nombres imaginaires ; et le fait que j'arrivais encore à m'en tirer (je me souviens d'une place de second en math au 2ème trimestre) l'exaspérait, et il m'avait promis de me pistonner à l'écrit pour que je sois fusillé à l'oral ; cela fut d'ailleurs presque le cas, puisque j'eus mon 2ème bac en fin de liste.

------------Et pour terminer l'évocation des profs, honneur à Bab El Oued ! Et à son pur produit, le prof de sciences naturelles Bacri. Lui aussi avait été chahuté, et il avait trouvé une stratégie, qui était d'être ressenti comme dangereux. Je me souviens, la deuxième fois que je l'ai eu, c'était en quatrième, et, le connaissant, j'en étais très heureux. Nous attentdions au rez-de-chaussée de la grande cour, et il est arrivé, puis il nous a fait monter dans une salle de sciences naturelles. Certains ont commencé à parler en cours de route. " quel est votre nom ? - Machin. - Vous aurez moins dix ! ". Silence épais dans les rangs. " Mais M'sieur … - vous aurez moins vingt ". C'en était fait pour toute l'année, il était craint, respecté, et surtout captivant, un merveilleux enseignant. Quant aux moins dix et aux moins vingt, personne n'a jamais su ce que c'était. Plus un accent de Bab El Oued qui pouvait peser des tonnes. Imaginons l'accent de Bab El Oued : " Interrôôôgatiôôn éécrite, sujet Lééés Môôôules ! "

------------Mais les profs sans les élèves, ce n'est rien ! Tant de visages, tant de noms, des ombres et des lumières, celui d'un monde disparu à jamais, puisque nous sommes quasiment morts les uns pour les autres, sans destin partagé sauf celui de l'exode. On ne peut éviter la nostalgie, évitons donc le ressassement ; qu'il n'y ait rien de morbide, car l'avenir est toujours devant, à jamais ; mais ce peuple disparu aurait eu besoin qu'on écrive son histoire, ce qui ne semble pas devoir être le cas. Ce qui n'empêche pas, comme Fellini dans Amarcord, de se souvenir. Castex, brillant, amical, au destin tragique à la faculté d'Alger. Aragonès, soucieux qu'on ait abîmé sa table neuve en 3ème, et interrompant mon père pour dire " M'sieur, y a des petits trous dans ma table ! ". Buir, familier des places obscures, auquel on demande d'expliquer la phrase de Molière " venez en diligence ", tout le monde soufflait, et il sort la réponse espérée " Euh, M'sieur, en calèche ". Ripoll, qui avait toujours des animaux dans ses manches, lézards, couleuvres, souris. Galliand, champion du glaviot et de la castagne, mal dans sa peau. Scotto di Vettimo, qui me fournissait les pierres, dans les jardins du Forum, que je balançais ensuite sur les CRS (eh oui, mais le referais-je aujourd'hui, je n'avais que 17 ans). Di Lucca, disponible pour tout bon plan avec les cailles (eh oui, c'est ce qu'on disait là-bas). Perfettini, le susceptible, qui s'était ouvert le front sur mes dents en me donnant un coup de boule. Claparède, toujours amical, Thomas, fils de commissaire, dragueur " invertébré ", et qui donna bien du fil à retordre à son père. Monnier, signant un poème commenté " Victorugo ".

------------Il y avait toujours des idées qui trainaient, surtout après le repas des demi-pensionnaires. Répétitions de pas de danse. Passage aux classes de la cour N°3 pour héler les femmes de la Casbah et qu'elles nous montrent leurs fesses. Jeux de Ah Titcha la Fava. Batailles de pépins de mandarines. Histoires, conciliabules. Une émeute pour le tournage de Gina Lollobrigida devant le lycée, mais les profs n'étaient pas les derniers. La saison des bombardements aux bombes à eau, dont je fus l'un des heureux bénéficiaires. L'école buissonnière pour aller se baigner aux Deux Moulins. Et bien sûr, conversations sur les filles, mais les garçons disent beaucoup de choses et gardent leurs secrets les plus chers …

------------Voilà. Je passe la balle à d'autres. Rassemblons nos souvenirs pendant que nous en sommes capables. Et surtout rions, du rire qui vient du fond de l'espérance humaine, mystérieusement.


------------A titre de postface, je dédie au lecteur un poème écrit au début de mes 15 ans, à l'époque où j'écrivais un poème par jour, parfois davantage.

Le fumeur de kif

Il était là, rêvasseur sommeilleux
Recouvert des replis
De sa djellaba brune.
Il fumait.
Je l'ai vu me sourire bien loin,
Du fond de son extase
Extraordinaire.
Il regardait,
Et son rire figé,
Secoué de tempêtes internes,
Dessinait sur sa triste figure,
Songes d'allégories,
De vaines histoires.
De son gouffre paralytique
Sous le soleil de midi
Montait un râle de jouissance
Tout drapé de rayons.
Il attendait.
Sa brûlure
Figeait autour de lui
Le monde étrange des marchands.
D'autres hommes aussi,
Vers des terres promises
Tendaient leur pipe en terre.
Et tous, vers le même mystère,
De leur œil globuleux, rude voyant,
Marmonnaient en prière
Quelques versets oubliés.
Les bergers à brebis,
Pâtres au cœur ensoleillé,
Figés d'une interne douleur,
Regardaient en eux-mêmes
Quelque silence tourmentant.
Et tous, tous,
Vers le murmure silencieux
Des mouches et des guêpes
Refoulaient une vie interdite.
Ils n'entendaient, ils ne voyaient,
Ils ne pensaient.
Ils sentaient.
Ils sentaient la vie et ses rondes,
Et les rondes de leur fumée
Leur laissaient un rêve vide.