-----------J'ai
lu les souvenirs de Bertrand Van Houtte et ne peux m'empêcher de
te communiquer (à toi d'en faire ce que tu veux ... mais peut-être
Bertrand sera-t-il heureux de pouvoir les lire) ces quelques lignes de
"mes souvenirs" (p.130 à 133) écrits pour mes
enfants et petits-enfants.
Très amicalement,
Marcel Turschwell
-----------Troisième
-----------C'est
dans cette classe que j¹ai rencontré certains des professeurs
qui m¹ont le plus influencé : Vanhoutte, Nenouchi et Féraud.
-----------Nous
sortions de 4ème. Boyer, notre professeur de latin-français,
honnête mais plutôt terne, ne possédait pas cette passion
de l¹enseignement et, surtout, la passion de la poésie qui
semblait la raison de vivre de Vanhoutte, une passion qu¹il m¹a
transmise en même temps que la nécessité
d¹expliquer toute chose en commençant par le commencement.
-----------Sa
préférence allait vers les poètes romantiques ; mais
il ne dédaignait aucune école, aucune forme de littérature
; et nous étudiâmes avec lui, des dizaines de poésies
et plusieurs pièces du théâtre classique dont Polyeucte
et Horace de Corneille, Les Femmes Savantes et le Misanthrope de Molière,
Esther et Athalie de Racine.
-----------Il
y a quelques années, je pouvais encore réciter des milliers
de vers de ces pièces comme de toutes les poésies apprises
pendant ma scolarité. Faute d¹occasions de les déclamer
de temps en temps, ils ont presque tous quitté ma mémoire.
Il me reste bien quelques souvenirs mais l'essentiel s¹en est allé.
-----------Bien
entendu, le thème des pièces demeure ; c¹est cela,
la culture générale (ce qui reste quand on a tout oublié²
disait Édouard Herriot, homme de gauche, anti-Vichyste, à
ne pas confondre avec Philippe Henriot, Vichyste notoire, exécuté
par la résistance française en juin 1944).
-----------De
Polyeucte, une des plus belles pièces de Corneille, surnagent quelques
vers dont le fameux passage :
Pauline :
-----------Quittez
cette chimère et m¹aimez !
Polyeucte
-----------Je
vous aime,
-----------Beaucoup
moins que mon Dieu mais bien plus que moi-même.
Pauline
-----------Au
nom de cet amour ne m¹abandonnez pas
Polyeucte
-----------Au
nom de cet amour daignez suivre mes pas²
etc...
-----------Bref
! On trouve, dans cette pièce, ce que l'on trouve dans la plupart
des pièces de Corneille ( la tarte à la crème de
bien des sujets de dissertations classiques) : l¹opposition entre
devoir et amour. Ce dilemme du héros (de l¹héroïne)
déchiré(e) entre son devoir (l¹honneur) et son
amour (passionné le plus souvent) ne ressemble pas aux affres du
théâtre racinien où l¹amour sombre toujours dans
le tragique absolu. Racine, relativement peu fécond (neuf ou dix
pièces dans toute sa carrière) n¹a écrit qu¹une
seule comédie : "les Plaideurs"où l¹on
trouve une phrase passée en proverbe : -----------tel
qui rit vendredi dimanche pleurera.
-----------La
production de Corneille fut plus abondante : des tragédies sublimes
(le Cid, Cinna, Polyeucte, etc.) et des comédies assez nombreuses
mais sans génie. Un universitaire a écrit une thèse
de 2000 pages pour soutenir que Corneille est le véritable auteur
des pièces de Molière (qui, lui, a écrit plusieurs
comédies dont certaines sont d¹authentiques chefs-d¹oeuvre).
L¹affaire fit peu de bruit dans le monde des lettres. Cette thèse
révolutionnaire n¹est pas sans précédent : n'a-t-on
pas prétendu que c'est Francis Bacon qui écrivit les pièces
de Shakespeare. Pour d¹autres, c¹est Christopher Marlowe ...
en fait, le rival de Shakeapeare.
-----------Bon, tout ceci nous éloigne de
notre sujet : Raoul Vanhoutte.
-----------Ce
professeur, mordant dans ses critiques, avait peu d¹indulgence pour
les cancres à qui il prédisait un avenir sombre. Quelques
années après moi, mon frère Michel fut également
son élève. Il se souvient de son jugement définitif
« Vous ne ferez jamais rien de bon !». Grâce au ciel...
et à
lui-même, Michel s'est fort bien débrouillé dans la
vie et dans sa carrière de représentant. Il se souvient,
avec un agacement amusé , de la sinistre prédiction.
-----------Vanhoutte, comme je l¹ai dit, aimait
enseigner et transmettre son savoir et ses passions ; mais il est rare
que professeurs et élèves soient sur la même longueur
d¹onde et, dans l'ensemble, mes condisciples et d¹autres élèves
de
ce maître ont porté, sur lui, un jugement sévère.
-----------A
peu près de ma taille, nez un peu tordu , chevelure abondante et,
je crois, petite moustache. C¹était notre professeur principal,
non pas au sens où on l¹entend aujourd¹hui (cette notion
de prof. principal n¹existait pas
alors) mais parce que nous devions le "subir" (l¹expression
n'est pas de moi) au moins une heure chaque jour, soit pour un cours de
latin, soit pour un cours de français. Et il nous faisait travailler
comme personne, jour après jour : des "préparations",
comme il disait, thèmes ou versions le plus
souvent. J¹ai peiné, comme beaucoup d¹autres, sur les
discours de Cicéron, les textes des deux Sénèque
(le père, écrivain et le fils, philosophe et dramaturge),
Tacite et Tite-Live, historiens... sans oublier les poètes Virgile
(qui nous racontait, en vers, l¹Enéide -l¹histoire légendaire
d¹Enée, ancêtre du fondateur de Rome-) et Ovide et son
Art d¹aimer. Ces traductions demandaient du temps, et ce temps consacré
au latin nous faisait négliger les autres disciplines.
-----------Ces
exercices de latin étaient pénibles car nous devions chercher
chaque mot dans le dictionnaire... et ce dictionnaire, le Gaffiot, lourd,
épais, se maniait difficilement. -----------Le
latin, en effet, était enseigné comme une langue
non seulement morte mais définitivement enterrée et nul
ne semblait enclin à vouloir la ressusciter ... si bien que l¹apprentissage
du vocabulaire n¹étant jamais exigé, chaque version,
chaque thème demandait une recherche systématique des mots,
même les plus courants. Et, bien pis, dans cet énorme dictionnaire,
l¹auteur donnait de multiples exemples tirés des textes latins.
Les élèves avaient donc pris l¹habitude de chercher
ces citations avec leur traduction plutôt que de faire l¹effort
de trouver, seuls, le sens des phrases. Si, dès la sixième,
on avait exigé l¹apprentissage d¹un minimum
lexical, ces exercices journaliers nous auraient paru moins pesants et
auraient demandé moins de temps.
-----------Outre
ces ³préparations², nous avions droit, chaque semaine,
à un devoir sur feuille à remettre au professeur : une rédaction
ou une dissertation plus un thème latin ou une version latine.
Comme il en allait de même pour les
mathématiques, l¹anglais, l¹espagnol, et la physique,
le temps des loisirs, pour les élèves consciencieux, était
des plus réduit. Aujourd¹hui, les devoirs sur feuille sont
moins fréquents ; les professeurs se plaignent, néanmoins,
du nombre de copies à corriger. Qu¹ils sachent que les
professeurs d¹autrefois en avaient bien davantage.
-----------C¹est
Vanhoutte qui nous apprit ce qu¹était une explication de textes.
-----------Jusqu¹alors,
les auteurs des manuels posaient des questions pour nous obliger à
réfléchir sur le fond d¹un texte, sur sa forme, sur
le sens de telle phrase, sur les arrière-pensées de l¹auteur,
etc. Vanhoutte nous fournit une méthodologie quasi-exhaustive pour
déchiffrer un texte
littéraire ou autre, dans tous ses aspects : replacer le texte
dans son contexte, étudier les personnages et leur psychologie
en fonction de leurs discours, comprendre non seulement le sens apparent
ou caché des phrases mais celui de chaque mot. Il nous montra l¹importance
de la forme,
l¹influence du style sur le texte, etc. En appliquant sa méthode,
on parvenait à étudier un texte et à le comprendre
même si, au début, son sens n¹aparaissait pas de façon
claire. Je me souviens que le tout dernier devoir que je lui remis, une
explication sur un texte de Montaigne, s¹étalait sur dix-huit
pages ... un devoir qu¹il n¹a jamais rendu !
-----------Apprenant
que je dessinais assez convenablement, il m¹avait demandé
d¹illustrer l¹opposition classicisme-romantisme. Mon premier
dessin montrait un assez vieux bonhomme, penché sur sa table de
travail, plume d¹oie à la
main, la tête couverte d¹une calotte, rédigeant un texte
à la lueur d¹une bougie. Le romantique était un homme
jeune, juché sur un rocher, cheveux au vent, déclamant,
devant une mer déchaînée que l¹on devinait sous
la lune toute ronde, des vers qu¹on subodorait de sa composition...
en fait, deux
dessins très conventionnels (on a du mal, à quinze ans,
à échapper aux poncifs). Ces illustrations furent punaisés
sur un murs de la classe et y restèrent jusqu¹à la
fin de l¹année scolaire.
-----------Très
curieusement, j¹avais complètement oublié cette demande
de Vanhoutte et ces dessins ; c¹est un de mes condisciples d¹alors,
Max G., qui me rappela l¹épisode... tout comme il me rappela
que Vanhoutte nous avait, un jour, demandé de composer une poésie
(sujet libre). J¹avais raconté une journée à
la mer (non ! ce n¹était pas original !) et mon poème
avait été lu en classe. Max se souvenait que j¹y parlais
d¹astrolabe. En réalité, je disais, si mes souvenirs
sont bons, quelque chose du genre :
-----------«que
j'aime à m¹endormir et à ne m'éveiller
-----------que
lorsque l¹astre n¹est plus qu¹un disque vermeil
-----------s¹enfonçant
lentement dans la mer qui rougeoit
-----------d¹un
feu trop éphémère. Mais aussi, quelle joie,
...etc».
-----------L¹expression
"...que lorsque l¹astre n¹est..."était devenue
"...l'astrolabe..;"
-----------Une
autre poésie fut lue en classe : celle d'un condisciple sympathique
: Procaccini (je vous rappelle qu¹en classe on s'appelait par son
nom de famille, pas par son prénom, sauf lorsque l'on devenait
des amis intimes) .
-----------Ledit
Procaccini avoua, après interrogatoire serré du prof. que
son père était le véritable auteur du morceau.
-----------Oui
! Vanhoutte, avec quelques autres (rares) professeurs (dont Mucchielli)
joua un rôle déterminant dans l'acquisition de cette inutile
mais combien gratifiante culture générale .
|
|
-----------Bien
des années plus tard, Max G. qui , dans ses accès de nostalgie,
cherchait sur le Minitel des noms familiers, anciens condisciples ou professeurs,
me retrouva et retrouva Vanhoutte. Nous prîmes tous deux contact
avec lui et le professeur fut plus heureux que ses anciens élèves.
-----------Max,
devenu, par suite de circonstances heureuses, assistant de linguistique
anglaise à la faculté de Nanterre, cherchait à montrer
sa réussite à ceux qui, autrefois, auraient pu douter de
son intelligence. Il y avait, dans cette recherche, beaucoup de narcissisme.
N¹ayant aucune gloire à tirer de
ma position (travailler dans les affaires n'a rien de glorieux) mon bonheur
de retrouver Vanhoutte était totalement désintéressé.
Max et moi retrouvâmes Vanhoutte dans un restaurant marocain où
nous nous étions donné rendez-vous.
Ce fut le début d¹une nouvelle amitié entre le prof.
et l'élève. -----------Je
dis l¹élève car Max, jamais content, découvrit
chez Vanhoutte quelque chose qui lui déplut et cessa de le voir.
En fait, je pense que le professeur ne lui avait pas montré l'admiration
qu¹il espérait.
-----------Vanhoutte
et moi nous rencontrâmes très souvent : il venait fréquemment
à Paris et dînait alors à la maison. Je découvrais
un homme plein d¹humour, très érudit dans tout ce qui
touchait à la littérature française, et toujours
aussi désireux de partager ce qu¹il savait avec les autres
: prof.
un jour, prof. toujours, n¹est-ce pas ? Il ne parlait jamais de sa
femme et j¹ai ignoré, jusqu¹à la fin, s¹il
était veuf ou divorcé. Il me semble me souvenir qu¹il
y fit une brève allusion un jour et j¹en avais déduit
qu¹il avait perdu son épouse ... mais aucune certitude. Il
adorait bavarder avec Josiane dont il disait que c¹était "pour
des femmes comme elles que tout homme est prêt à vendre son
âme". Après l¹opération de Josiane en février
1989, je cherchais à la distraire du mieux que je pouvais ; et
nous nous évadions de Paris, pour un week-end ou quelques jours,
chaque fois que mon travail m¹en donnait le loisir ... et je crois
même avoir souvent négligé mon travail pour être
un peu plus disponible.
Nous nous promenâmes donc en France et nous allâmes à
Nantes. Là, nous rendîmes visite à mon vieux professeur.
-----------Il
nous reçut chez lui, un appartement d¹homme seul... puis il
nous fit les honneurs de sa ville, son beau jardin et son église
gothique récemment restaurée après un incendie. La
pierre, à l¹extérieur comme à l¹intérieur
, semblait avoir été posée la veille : tout était
d¹un blanc, légèrement ocré, d¹une fraîcheur
étonnante : la couleur des pierres locales je suppose. Et j¹eus
donc, sur ces superbes monuments dédiés à Dieu, le
même regard que ceux qui les avaient construits.
-----------A
la mort de Josiane, au début du mois de décembre 1989, il
fut très peiné et m¹écrivit une lettre réconfortante.
Lui qui se disait en pleine santé et capable de rivaliser, à
la marche, avec des gaillards bien plus jeunes que lui, revint malade
de Turquie où il avait fait un voyage d¹agrément. On
diagnostiqua un cancer des intestins et il mourut quelques mois plus tard.
Jusqu¹à la fin, nous restâmes en relations
de toutes les façons possibles : lettres, fax, téléphone.
J¹ai parlé avec lui, au téléphone, quelques
heures après une opération douloureuse, celle de la dernière
chance, celle qui montre le sadisme et l¹inconscience (à moins
que ce ne soit la cupidité) de certains médecins. Il n¹était
pas très vaillant et me dit qu¹il ne se faisait guère
d¹illusions sur son avenir. Il mourut environ deux ou trois heures
après notre conversation. Son fils me raconta qu¹il était
resté à son chevet, à l¹hôpital, une partie
de l¹après-midi ; et c¹est pendant son absence, l¹espace
d¹une heure (il s¹était rendu à son domicile pour
lui apporter quelques affaires) que Raoul choisit de quitter ce monde,
discrètement. On dit que ceux qui vont mourir souhaitent le faire
sans bruit... Ce qu¹il fit.
-----------Je
possède beaucoup de lettres et de documents de Raoul. Il continuait
d¹écrire prose et poésie ; et la revue Historia publia
quelques-uns de ses articles. Il nous envoya beaucoup de poésies
et quelques très courtes nouvelles dont l¹une fut primée
à l¹occasion d¹un concours littéraire. Il obtint
également un prix de poésie classique en 1978 pour un très
beau texte que je vous livre :
La jeune fille Kasuko
et l¹amour
Cette île verte et rose au milieu de cent îles,
C¹était Ing-Wha l¹ardente aux franges de corail,
Où la geisha mêlait en voluptés subtiles
Le sumac et le thé, la soie et l¹éventail.
Hélas ! Ing-Wha
n¹est plus qu¹un dédale de tombes,
De débris calcinés sur un sol courbatu,
Car sur l¹île où jadis roucoulaient les colombes
Un typhon meurtrier s¹est ce soir abattu.
Les dieux gisent
brisés sous les pagodes saintes ;
Les jardins se sont tus, las d¹avoir trop souffert,
Et des frais pavillons qu¹ombraient les térébinthes
Ne demeurent debout que des moignons de fer.
Ton âme est
cette terre où la détresse est mise,
O Kasuko ! Plus rien qui n¹y soit saccagé !
Mais tu chéris la main qui te blesse et te brise
Et forge les bareaux de ton coeur encagé.
|
-----------e pourrais,
bien sûr, écrire encore bien des pages sur Vanhoutte ; mais
je crois en avoir déjà assez dit
|